Et si le bitcoin n’était pas l’outil d’inclusion qu’il prétend être ? C’est le postulat de départ de Nastasia Hadjadji, journaliste spécialisée dans l’économie du numérique et dans la critique des technologies. Dans son livre No Crypto. Comment Bitcoin a envoûté la planète, sorti le 26 mai en librairies, la journaliste décortique les promesses du secteur des crypto-monnaies et démontre que ces actifs numériques sont loin de correspondre aux idéaux qu’ils affichent.
Crypto colonialisme, inclusion prédatrice, ou encore « cheval de Troie pour la pensée identitaire », Nastasia Hadjadji explique les failles d’une industrie qui se veut révolutionnaire. Rencontre.
Le bitcoin, un outil réactionnaire ?
Numerama — De quoi parle votre livre ?
Nastasia Hadjadji — C’est un livre qui retrace l’histoire intellectuelle des cryptos et du bitcoin. Je retrace la matrice politique réactionnaire de l’industrie alors qu’elle se présente étant tournée vers le progrès, vers l’innovation, à grand renfort de marketing et de promesses d’inclusion. Le livre met au jour les soubassements idéologiques d’une industrie qui se trouve au carrefour de la tech, de l’économie et de la politique. Mais sa dimension politique est savamment dissimulée, alors que c’est le lieu d’une bataille idéologique très forte, qui accompagne un mouvement plus général dans le monde de droitisation du capitalisme et des technologies.
Au final, le bitcoin n’est pas l’outil d’inclusion qu’il prétend être ?
Absolument pas. Dans le discours de la crypto-industrie, l’idée est de dire que les crypto-monnaies peuvent apporter une solution à des problèmes que rencontrent des populations qui sont vulnérables sur le plan financier. Des personnes qui n’ont pas accès au système bancaire, ou qui sont dans des régimes politiques autoritaires, ou dans des pays où la monnaie est dévaluée. L’argument canonique de l’industrie, c’est de dire que les crypto vont apporter une solution technologique à des problèmes économiques, politiques et sociaux complexes.
Or, on voit que c’est faux quasiment systématiquement. C’est le cas du Salvador, un état d’Amérique centrale qui a adopté en 2021 le bitcoin comme monnaie légale en parallèle du dollar. C’est le fruit de l’arrivée au pouvoir de Nayib Bukele, qui s’est entouré d’un aréopage de conseillers américains, pour la plupart des entrepreneurs de la blockchain. Ils ont arraisonné l’administration pour la mettre sous la coupe de ces entreprises privées, en partant du principe que le bitcoin allait permettre au pays de se redresser sur le plan économique et de retrouver une situation sur l’échiquier mondial.
Aujourd’hui, comment est la situation au Salvador avec le bitcoin ?
Des études et des reportages montrent que c’est un échec économique patent. La mise en œuvre de l’infrastructure bitcoin a été particulièrement laborieuse, il n’y a pas d’adoption au sein de la population, qui préfère toujours le dollar, particulièrement en liquide pour les petites opérations du quotidien. Pour les transferts de fonds internationaux, qui sont très importants pour le pays et qui constituaient là aussi un argument pour le bitcoin, qui était censé fluidifier ces transferts, ce n’est pas le cas non plus. Seulement 2 % de ces transferts sont effectués en cryptos.
C’est une expérimentation dangereuse pour un pays déjà fragile, et le FMI tire d’ailleurs la sonnette d’alarme depuis 2021 en disant attention, vous faites n’importe quoi, et ça peut fragiliser l’économie.
On voit surtout que tout ça se fait au détriment de la population. Les investissements pour l’adoption du bitcoin ont été faits à partir d’argent public, dans un pays qui a déjà un gros déficit. Cela constitue une forme d’accaparement de l’économie d’un pays fragile par des entreprises privées nord-américaines. C’est que des chercheurs appellent une forme renouvelée de colonialisme.
Vous parlez de cryptocolonialisme dans votre libre. Ce qu’on voit au Salvador va-t-il arriver dans d’autres pays ?
Oui, c’est quelque chose de très saillant. L’Afrique subsaharienne, c’est un peu la nouvelle terre promise de l’industrie des cryptos qui, après s’être bien installée en Amérique latine, en Asie du Sud-est et dans le Pacifique, mise sur l’Afrique pour plein de raisons. Pour s’implanter, l’industrie de la crypto cherche des zones qui sont un peu fragiles sur le plan économique, où il a des lacunes en termes de gouvernance et d’administration publique. Sur ces terrains, les entreprises cryptos vont pouvoir s’installer et déployer leur discours habituel, qui est « on vous apporte des solutions ».
Pour moi oui, c’est un phénomène qui va se développer, et l’Afrique est déjà extrêmement ciblée, au nom de promesses d’inclusions financières. Mais c’est faire une impasse sur la dangerosité de ces outils, qui sont davantage des actions que des monnaies. Il y a aussi une complexité liée à l’usage des cryptos, alors qu’on est dans des pays où il n’y a pas forcément des accès à internet fiables. Il faut aussi un portefeuille crypto, les transferts sont irréversibles… Il y a quand même une somme de contraintes qui font que ce n’est pas un outil facile d’usage.
Mais comme on est sur une logique économique, avec une industrie avec des intérêts colossaux, on va voir débarquer tout un tas d’entrepreneurs. Ils vont expliquer que les cryptos c’est génial, alors que leurs solutions sont sous la forme de produits financiers toxiques et dangereux. Ces gens-là font complètement fi de la complexité des territoires sur lesquels ils s’installent, mais il est intéressant de mettre au jour ces logiques de pouvoir et ses rapports de domination.
Est-ce que cette idéologie dont vous parlez peut devenir encore plus populaire ? Ou les faillites et les scandales qui ont secoué ces derniers mois l’industrie des cryptos y ont définitivement mis un terme ?
C’est ambivalent. De fait, les échecs économiques et la multiplication des scandales produisent un effet d’accumulation qui devrait jeter l’opprobre sur cette industrie, en soulignant son inefficacité et sa dangerosité. Néanmoins, on est sur une industrie qui mobilise des millions de dollars en lobbying politique pour pousser ses intérêts et forger des législations qui soient moins contraignantes.
C’est un niveau moindre en France et en Europe, mais il y a de tout de même un très fort lobbying sur ces questions. Il y a vraiment une bataille politique. D’un côté, il y a des faits qui devraient contribuer à ancrer l’idée que c’est un marché toxique pour les plus vulnérables, un marché spéculatif qui tient plus du casino que de l’investissement. De l’autre, il y a des investissements et du lobbying très fort, qui vont tout faire pour continuer à faire en sorte que cette industrie qui brasse des milliards puisse se perpétuer au détriment des personnes les plus faibles.
La faillite de FTX et la chute de son patron, Sam Bankman Fried, qui a donné énormément d’argent aux politiques américains, ont choqué l’industrie et les législateurs. Est-ce que ça ne va pas casser les efforts des lobbyistes ?
FTX n’a rien changé, parce qu’il y a énormément d’argent en dehors de FTX. C’est une industrie qui est perfusée à l’argent du capital-risque, qui peut compter sur des dizaines de millions de dollars d’investissement chaque année. Ce n’est pas parce qu’un pion saute, que le modèle de financement politique de ces acteurs va changer.
Le fait qu’il y ait eu beaucoup de faillites, de scandales, d’arnaques, est-ce que ça ne refroidit les classes moyennes ?
La survie de cette industrie, de manière cynique, ne dépend que de leur capacité à recruter au-delà des premiers convaincus. Pour survivre, il faut qu’ils aillent chercher les classes moyennes et les classes populaires, parce qu’on est sur une industrie de type pyramidale, qui ne repose que sur un afflux constant de capitaux.
Les entreprises cryptos vont donc aller parler à la communauté LGBTQIA+, en disant « regardez, les cryptos vont vous aider à vous émanciper du système financier qui est très stigmatisant pour les personnes qui ne sont pas dans la norme ». Ils vont parler aux femmes, en leur disant qu’elles vont pouvoir sortir du système patriarcal grâce aux cryptos. Ils vont voir les communautés latino aux US et ils vont dire « regardez, c’est l’outil qui va permettre de combattre le système financier intrinsèquement raciste ».
Il va y avoir de grands efforts dans ces couches-là de la population, parce que ce sont ces nouvelles recrues qui vont réussir à maintenir la base de la pyramide qu’est l’économie de la crypto. Ce qui est extrêmement cynique, c’est que ce sont ces nouveaux entrants qui vont être les premières victimes de toutes les malversations financières que l’on trouve sur toutes les plateformes.
Est-ce que ça va marcher ?
Très certainement, et ça marchera d’autant plus qu’on est dans un contexte de très grande défiance envers les institutions politiques et financières, à raison. Cette colère est légitime, et la crypto-industrie va surfer sur ça, en disant « nous, on vous apporte une solution ».
Je pense que cela sera sur ce terreau fertile que la crypto industrie va s’installer. C’est pour ça qu’il faut absolument prendre en compte les danger de cette industrie, et les mettre en avant, et présenter une critique articulée. Au-delà du péril économique réel pour ces personnes, il y a aussi un vrai danger politique de nature populiste. Et ça, l’alt-right américaine l’a très bien compris.
Steve Banon, dès 2019, disait que le bitcoin était la monnaie de l’extrême droite et va nous servir à mettre en place la révolution populiste. Le bitcoin, c’est le « make america great again » [« rendre à l’Amérique sa grandeur », le slogan de campagne de Donald Trump en 2016, ndlr] de la monnaie. Ce sont les mêmes leviers qui sont activés. Cette colère populaire légitime va être instrumentalisée de manière politique pour servir un agenda politique d’extrême droite.
Vous parlez de crypto dystopie et d’idées réactionnaires dans votre livre justement.
Je dis que le bitcoin épouse parfaitement la matrice politique de l’extrême droite, parce que quand on ouvre la boite noire du bitcoin, on voit son héritage intellectuel. Il y a deux piliers. Le premier est économique, avec une inspiration très conservatrice, car l’industrie crypto veut sortir la monnaie des institutions qui l’encadrent traditionnellement, donc les banques et les états. Le bitcoin, c’est aussi l’idée de refaire un or numérique, avec cette idée de rareté, de finitude de la masse monétaire. Ce sont des notions économiques très réactionnaires.
Il y a aussi un pilier politique. On retrouve des idées qui sont propres au libertarianisme politique, donc une haine de l’État, du gouvernement et des banques centrales qui sont l’axe du mal, pour eux. Tout ça, on le retrouve, mot pour mot, dans le bréviaire de l’extrême droite, particulièrement aux États-Unis. À la fois sur le plan politique, on va remplacer l’État par le marché, et le sur le plan économique, on met en œuvre un outil monétaire qui est une forme de retour à l’étalon or version numérique. Ce sont des idées très réactionnaires, on pourrait même dire d’extrême droite. C’est un héritage poreux et il y a même des correspondances directes.
Comment fait-on pour avoir des cryptos qui seraient vraiment plus inclusives ?
Je n’ai pas la réponse à cette question honnêtement. Ce que j’ai tendance à conclure, c’est que ce sont des technologies qui ont été forgées sur une matrice intellectuelle réactionnaire, donc on ne pourra pas ancrer des mises en œuvre opérationnelles qui ne soient pas réactionnaires. Il faudrait réinventer tout, depuis les prémices technologiques, jusqu’aux mises en œuvre, et ça demande d’imaginer un autre outil à mon sens.
Par ailleurs, si on réfléchit véritablement dans une perspective d’inclusion, on peut le faire à un échelon beaucoup plus limité et plus local. Il existe déjà des mises en œuvre comme les monnaies locales qui ne sont pas dans un cadre de pensées globales, capitalistes, ou encore de profitabilité.
C’est une question épineuse, mais après avoir écrit le livre, j’ai tendance à penser qu’on ne pourra jamais faire un bitcoin de gauche inclusif avec les prémices technologiques et idéologiques du bitcoin actuel. Le bitcoin et les crypto-monnaies, c’est une industrie qui accompagne parfaitement le mouvement de droitisation du monde et le péril populiste qui va avec.
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