En septembre dernier, l’association des éditeurs américains balançait une étude incendiaire pour l’e-book. Selon les chiffres diffusés, les ventes se seraient effondrées de plus de 10% sur les cinq premiers mois de l’année 2015. Une situation forcément inquiétante et relayée sans aucune mesure. Dans le même temps, la grande chaîne de librairies britannique Waterstones enfonçait le clou en éjectant les Kindle d’Amazon de ses boutiques. Pour le libraire, les ventes de liseuses étaient tout simplement « pitoyables ». Rien que ça.
Ainsi, après des années de fulgurante progression dans le monde anglo-saxon, le marché de l’e-book subirait maintenant un fort ralentissement au profit du livre papier. Du moins, c’est ce que l’on peut penser si l’on s’arrête à ces études et propos issus de marchés pourtant réputés très favorables aux ventes de livres dématérialisés. Mais pour beaucoup, l’idée même d’un livre numérique à l’agonie n’a aucun sens. Pour Richard Mollet, ancien directeur exécutif de l’association des éditeurs britanniques, tout cela est même « complètement stupide ».
Il n’est pas le seul. Le quotidien The Guardian est lui aussi intervenu pour défendre la technologie alors qu’une analyse un peu plus fine des chiffres montre que l’étude qui indiquait une baisse du marché numérique ne prenait en compte… que la moitié des ebooks vendus sur le territoire américain. Parler d’une chute, voire d’une mort prochaine après de longues années de croissance n’aurait donc pas grand sens. Mais pire encore, de leur côté, les bonnes prestations du marché physique seraient en grande partie dûes… à la mode des livres de coloriage pour adultes. Un comble.
Ceux qui font la pluie et le beau temps sur ce marché, et aménagent un peu les chiffres comme cela les arrange, ce sont bien évidemment, les éditeurs. Souvent présentés comme les grands méchants de l’histoire, tous ne partagent pas (heureusement) la même frilosité à l’égard du numérique. Mais la plupart ont préféré ignorer nos demandes d’interviews. Clairement, on sent que le sujet dérange plus d’un grand acteur du livre et que le papier, certains ont très envie de le protéger. Par chance, tout le monde ne pense pas de la même manière. Ainsi, la Fnac, par la voix de Coralie Piton, sa directrice du livre et de la stratégie, a accepté de jouer le jeu et de nous éclairer sur ce sujet manifestement sensible. Une bonne manière de savoir pourquoi le numérique ne peut pas gagner dans les conditions actuelles du marché.
Pour l’agitateur culturel, la situation du marché américain peut s’expliquer de plusieurs manières. « Aux États-Unis, il est très difficile de trouver un livre. Dans beaucoup d’endroits, votre seule solution c’est de commander sur Amazon » nous explique Coralie Piton. Voilà pourquoi l’ebook aurait progressé si fort pendant des années en intéressant ceux qui n’avaient pas la possibilité de se procurer facilement des ouvrages. En outre, la responsable de la Fnac ajoute que tout cela a sans doute été propulsé par des « des choses un peu artificielles » comme de la promotion, et des prix bas.
Effectivement, le prix bas a longtemps été le cheval de bataille d’Amazon qui tenait férocement à imposer un très psychologique tarif de $9,99 pour un livre sur Kindle. Sans concurrence, le géant de la distribution pouvait facilement imposer ses conditions à des éditeurs peu enthousiastes mais pas vraiment en mesure de rejeter les exigences de Jeff Bezos. Tout cela aurait même pu marcher sur le long terme sans l’arrivée de l’iPad d’Apple. Très décidée à imposer sa plateforme iBooks, la firme alors dirigée par Steve Jobs se serait entendue avec 6 grands éditeurs afin de leur permettre de remonter leurs prix mais en leur interdisant de vendre ailleurs à des tarifs moins élevés. Peu après la sortie de la tablette de Cupertino, le prix du livre numérique aurait en effet bondi de 17 %, en moyenne. De quoi refroidir plus d’un acheteur potentiel.
Au pays de l’exception culturelle
Mais si le marché américain de l’ebook s’explique finalement assez bien, qu’en est-il de notre beau pays où la situation se révèle encore bien plus compliquée ? Selon les chiffres du Syndicat National de l’Edition — recoupés par la Fnac — le numérique ne représentait en 2014 que 2,3 % du marché du livre. Autant dire… pas grand chose. En 2015, le marché serait plus proche des 3 % en valeur selon les projections d’ores et déjà avancées et qui restent à confirmer. Cependant, pour Claire Deslandes et Jérôme Lhour des éditions Bragelonne, cette façon de compter n’a pas grand sens.
Du côté de la Fnac, on indique que l’équation en France est un marché faible mais « qui augmente de manière continue et soutenue ». Pour Coralie Piton, « il n’y a pas d’alarme, pas d’alerte » Et la responsable ajouter : « je ne pense pas que le livre numérique soit mort, bien au contraire ». Pourtant, il est difficile de nier les problèmes rencontrés au quotidien par les lecteurs de livres numériques. Car si le prix moyen d’un ebook est majoritairement inférieur à celui de son équivalent relié, l’affaire prend une autre tournure dès que l’on compare avec certaines éditions de poche. Dans ce cas là, c’est encore bien souvent le papier qui l’emporte. Et il est compliqué d’expliquer pourquoi une édition physique peut être vendue à un prix inférieur à une version dématérialisée. En 2010, une étude révélait que pour un livre papier vendu 18 euros, le juste prix numérique estimé par les consommateurs était de seulement 7 euros.
Trois ans plus tard, le directeur des opérations de la société Editis répondait même au Figaro, dans un article sobrement intitulé « Pourquoi l’e-book s’embourbe en France » :
« il y a l’idée qu’on voudrait que le marché se développe. On ne veut pas forcément.
» Le propos fait froid dans le dos, mais d’autres, comme Bragelonne, s’en écartent sèchement avec des ebooks proposés à 5,99€ lorsque le titre est disponible au format de poche. Pour certains titres, l’éditeur va même plus loin et abaisse encore la tarification d’un euro. Mais comme le relevait récemment le blog Liseuses.net, quand La Carte et le Territoire de Houellebecq se vend à 7,60€ en petit format chez J’ai Lu, la version numérique coûte 39 centimes de plus. Un non sens, même s’il faut reconnaître que l’écart tend à se réduire au fil des années. Encore heureux, diront certains.
était de seulement sept euros »
Car même vendu au même prix, le livre numérique reste un produit inférieur à la version physique. Dans la vaste majorité des cas, la revente, le don ou le prêt ne sont pas permis par les conditions d’utilisation. Pourtant, à la Fnac, on reconnaît que le prêt est un « usage reconnu du livre », tout en insistant sur la nécessité de trouver un modèle qui « protège l’ensemble de la filière. » Entendez par là que l’enseigne se positionne très clairement en faveur des DRM et déclare — lorsqu’on lui parle de les enlever comme pour la musique — ne pas voir « l’intérêt de lever les DRM pour que chacun puisse se ruer sur des œuvres sans les payer ».
Pas vraiment surprenant, le discours n’en reste pas moins problèmatique sur la question du prêt étant donné que les liseuses Kobo vendues par la Fnac ne permettent pas la cession temporaire de livres sous DRM. Pourtant, sur son propre site, le distributeur aborde la question : « Si vous avez plusieurs liseuses Kobo by Fnac dans la même famille, nous vous conseillons de toutes les paramétrer avec le même compte. De cette manière vous pouvez partager votre bibliothèque avec vos proches, tout en ayant chacun votre liseuse ! » Pas des plus pratiques, la solution a au moins le mérite d’exister. De toutes façons, la Fnac n’a pas d’autre solution à proposer étant donné que Kobo, qui aurait dû lancer un service de prêt il y a quelques années, a finalement tout annulé.
Chez Amazon, le prêt entre utilisateurs a été lancé dès 2010 mais s’est vite heurté à l’hostilité des éditeurs. Trois ans plus tard, le PDG du géant américain, Jeff Bezos, avouait son impuissance face au refus de nombreux ayants-droits de participer au programme. Tout comme la Fnac, le dirigeant ne pouvait que conseiller de créer un compte commun à toute une famille, seule solution viable permettant de se « prêter » un livre plus ou moins facilement. D’autres semblent tout de même plus efficaces sur la question : chez Apple, le service iBooks permet lui le prêt de livres grâce à la fonction de partage familial d’iOS.
Difficile, face à l’évidente mauvaise volonté de nombreux éditeurs, de ne pas penser que la seule motivation est de tenter soit d’empêcher l’ebook de percer, soit d’espèrer très naïvement vendre trois exemplaires d’un ouvrage numérique là où un seul aurait trouvé preneur en version physique. Là encore, les responsables de Bragelonne ont choisi une autre voie en préférant tatouer numériquement leurs livres, plutôt que de les verrouiller à l’aide d’un contraignant DRM. Taquin envers ses concurrents, l’éditeur déclare : « on est convaincus que le seul moyen de combattre le piratage c’est de créer une offre légale qui convient aux attentes des lecteurs. On en a la preuve, aujourd’hui en numérique la plupart de nos ouvrages sont disponibles en piratage mais on vend bien, très bien ». De fait, l’entreprise trouve parfaitement logique que ses lecteurs puissent se prêter des livres. Du côté de la Fnac, on préfère clore le sujet sur un très sec « Écoutez, on a des tonnes de sujets sur le livre numérique, le prêt n’est pas celui que l’on étudie… de plus près ».
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Vente liée ?
Pas vraiment aidé, l’ebook pourrait-il avoir le livre papier comme moteur ? Nombreux sont les lecteurs à se demander pourquoi une version numérique n’est pas accessible aux acheteurs d’une version physique. Sur cette question, la Fnac déclare que l’idée est « formidable » tout en affirmant qu’aucun éditeur n’a envie d’aller vers un tel système de distribution. Une fois n’est pas coutume, même Bragelonne s’oppose à l’idée en affirmant que cela aurait pour conséquence de tuer la valeur du livre numérique. Pour faire simple : si un ebook était perçu comme gratuit à l’achat d’une version papier, il deviendrait alors compliqué de lui attribuer un tarif réaliste pour tout le monde dans sa version solo. C’est en tout cas la position défendue par l’éditeur français.
Dans tous les cas, la vente couplée papier + numérique représenterait un sérieux casse-tête juridique en raison des spécificités du système français et du prix unique du livre, différent pour les versions physiques et dématérialisées. Et si beaucoup de lecteurs affirment désirer les offres couplées, il reste à voir si cela pourrait réellement faire décoller les ventes de liseuses à encre électronique. Car de leur côté, ce n’est pas forcément brillant. Certes les Kindle d’Amazon figurent toujours parmi les meilleures ventes high-tech du vendeur mais chez Kobo, on reconnait, par la voix du PDG Michael Tamblyn que les « ventes de liseuses stagnent ». Car si les lecteurs les plus voraces ne peuvent se passer de terminaux offrant un excellent confort de lecture, d’autres consomment plutôt le livre numérique via une tablette ou même… un smartphone.
Dans son étude sur les perceptions et usages du livre numérique d’octobre 2014, la décriée Hadopi offrait quelques données intéressantes. Ainsi, on découvrait que pour 47 % des lecteurs, c’est l’acquisition d’un terminal permettant la lecture d’ebook qui a conditionné leur décision « d’ouvrir » un livre de ce type. Pour 28 % des sondés, l’appareil utilisé le plus souvent pour la lecture était la tablette suivie de près (23 %) par l’ordinateur. Les liseuses, elles, ne se placent qu’en troisième position. Cependant, ce sont bien elles qui prennent la tête du classement quand on demande aux lecteurs l’appareil offrant les meilleures conditions de lecture. Drôle de paradoxe.
À la Fnac, les chiffres sont différents même si on reconnaît une tendance émergente.Le géant détaille : « On est sur un marché de liseuses, l’essentiel des transactions — on parle d’un chiffre d’affaires légal — se fait sur liseuse. C’est vraiment la plateforme naturelle. » Effectivement, en regardant plus en profondeur les chiffres de la Hadopi, il s’avère que seuls 9 % des personnes interrogées disaient se procurer leurs livres numériques « le plus souvent ou exclusivement de manière payante ». Pour 59 % des sondés, les ebooks sont «vraiment chers » ou « plutôt chers ». Et 20 % de ceux qui consomment du numérique de manière illicite mettent en avant les problèmes de DRM qui empêchent le partage des œuvres avec d’autres appareils.
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Une situation sans espoir ?
Pas vraiment reluisante, la situation de l’ebook est-elle désespérée ? Pas sûr, si l’on en croit certains embryons d’initiatives, comme celle de l’éditeur Albin Michel qui propose des ouvrages en fonction du temps disponible pour le lecteur. L’idée est bonne, les tarifs abordables mais… l’offre est bien maigre avec moins de 10 livres (!) disponibles. Trouver un bouquin aussi facilement que chez le libraire, voilà sans doute l’un des enjeux majeurs du livre numérique. Tous ceux qui se sont aventurés sur les boutiques en ligne savent à quel point l’expérience est compliquée dès lors que l’on ne sait pas ce que l’on cherche.
Et si l’expérience en ligne doit être améliorée, connaître la disponibilité en numérique en déambulant dans une librairie physique représente aussi un vrai problème. La Fnac l’admet : « Pour faire la promotion du livre numérique il est utile de montrer au sein d’un rayon, de scénariser la profondeur du catalogue du livre numérique et donc de montrer que finalement, la quasi totalité des livres qui se vendent ont une version numérique. »Et d’enchaîner : « Il y aussi quelque chose que les éditeurs pourraient faire, c’est de mentionner dans les livres en première ou en deuxième de couv si l’ouvrage existe aussi en numérique. Comme ils ne le font pas on réfléchit à des dispositifs de libraire, à mettre ces mentions là dans nos rayons. » Encore une fois, les éditeurs, grands manitous du livre, semblent jouer la carte de l’inertie.
Du moins, en apparence. Car en coulisses, le Syndicat national de l’édition travaille. Le 13 novembre 2015 se tenaient les Assises du livre numérique, à Paris. L’occasion, comme tous les ans, d’aborder de nombreux sujets et d’officialiser la création d’un laboratoire européen nommé European Digital Reading Lab. Basé dans la capitale et censé mettre au point de meilleures solutions d’interopérabilité (entre autres), l’EDRlab devrait rapidement éliminer les pénibles DRM d’Adobe pour évoluer vers des solutions plus souples. L’idée étant d’arriver à un système permettant à un utilisateur de lire son fichier sur le terminal de son choix à l’aide d’un simple mot de passe. Reste à voir le temps que cela prendra, et la forme exacte du dispositif.
Il n’en reste pas moins que l’édition a peur des géants du numérique. Lors d’une table ronde évoquant la situation compliquée de l’ebook en Europe, certains participants aux Assises du numérique n’ont pas hésité à qualifier d’effrayante la capacité à créer et dominer le marché de Google, Apple ou même Facebook. Et si d’autres se montrent plus mesurés, il est évident que favoriser le marché numérique a de quoi inquiéter ceux qui aimeraient rester bien tranquillement dans leur coin à vendre du bon vieux bouquin en papier sans se soucier des attentes de nombreux lecteurs.
Mais si le livre numérique est très loin d’être mort, il est clair que de nombreuses choses restent à améliorer pour éviter que cela arrive. Sans possibilité de prêt, il est difficile de croire que le marché pourrait réellement s’envoler. Il est aussi actuellement très compliqué d’offrir un ebook à un tiers, à moins de passer par des cartes cadeaux dépersonnalisées et qui n’offrent qu’un vulgaire crédit sur un compte sans charme. Pour de nombreux lecteurs, les choses ne bougeront sans doute pas tant que l’industrie du livre ne se montrera pas un peu plus enthousiaste pour le marché numérique.
À l’heure où 33 % des Français déclarent lire de moins en moins de livres, il y a pourtant urgence, car la situation pourrait rapidement s’aggraver et le livre numérique est sans doute une chance qu’il faudrait peut-être voir avant qu’il ne soit trop tard. La Fnac en sait quelque chose : « nous, notre combat c’est de nous dire que la lecture numérique est probablement un moyen de stabiliser voire de reconquérir des moments de lecture qui ont été un peu abandonnés ou arbitrés ces derniers temps par les lecteurs qui, en situation de mobilité, de voyages, de transports ou même chez eux vont parfois simplement surfer sur Internet ou regarder des vidéos ou encore jouer avec leur smartphone plutôt que de lire ».
Car sans une remise en question de tout le monde, ce n’est pas le livre numérique qui est menacé, c’est tout simplement l’industrie du livre dans son ensemble.
Mise en page : Romain Gérardin
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