Quel vernis à ongle pour une femme élégante ? Qui devrait payer au restaurant ? Comment monter des escaliers avec élégance ?
Si vous vous baladez sur TikTok ou Instagram, vous avez peut-être croisé ces vidéos qui prodiguent des conseils sur comment être le plus « élégant » possible. Vêtements, comportement, façons de s’exprimer. Il semblerait qu’il existe une bonne et une mauvaise manière de faire les choses, même si cela peut sembler assez ringard.
Un phénomène récent en France
Ailleurs et en particulier outre-atlantique, ce type de contenu n’est pas nouveau. Des influenceurs comme Caterina Valentino (États-Unis), Jamila Musayeva (Azerbaïdjan) ou Apwasiwine, un papy expert du vin et des cigares sont devenus des stars en enseignant le respect de l’étiquette.
En France, la tendance est plus récente, mais certains comptes cartonnent, comme celui de Solène, alias Soneeeeeel, qui culmine à 710 000 abonnés sur TikTok ou, du côté des hommes, Emmanuelpcr et ses 535 000 followers. On peut aussi citer Celine.dby du compte Elégance Féminine, Strada_ry, Agathe (luxuryrevue) ou Alex.Cormac, tous suivis par plusieurs dizaines de milliers de curieux.
« Dans le cas des influenceurs élégance, on a aussi des contenus très explicites sur la volonté de prescrire des normes : comment bien se comporter, qu’est-ce que l’élégance à la française, le chic, et montrent un style de vie qui tient plutôt à des valeurs conservatrices françaises », note le sociologue Joseph Godefroy, qui a travaillé sur le sujet de l’influence.
Emmanuelpcr, connu pour ses pastilles où il propose de « s’habiller ensemble », explique s’être lancé sur TikTok puis sur Instagram, après avoir noté qu’il existait très peu de contenus sur l’élégance destinés aux hommes. « Ces codes qui relèvent de la haute et de la bonne société ont aujourd’hui tendance à se démocratiser », concède-t-il. « Finalement, si cela fonctionne autant, c’est qu’il y a un besoin de se réapproprier une histoire, d’être relié au passé. »
Remettre les codes du passé au goût du jour
Ces comptes assurent volontiers que l’élégance est atteignable par tous. « L’élégance à l’heure actuelle c’est plutôt la recherche du beau, du joli, et pas forcément suivre des règles bien définies, des codes stricts, qui ne peuvent pas être bousculés ou changés », assure ainsi à Numerama Céline, alias Celine.dby, la seconde « influenceuse élégance » à s’être lancée en France il y a un an.
Une affirmation qui peut paraître paradoxale, au vu des normes rigides préconisées. Certains de ces codes peuvent parfois paraître obsolètes, notamment quand on nous explique qu’il convient à l’homme de ne pas élever la voix à table, qu’il doit se positionner du côté de la route lorsqu’il marche avec une femme et que rien ne remplace les habits en matières nobles.
Pour être une personne « intéressante », l’une de ces influenceuses conseille par exemple de ne pas « parler que de météo et de la dernière émission sur M6 hier soir », d’apprendre à jouer de la musique ou encore de lire le soir plutôt que de traîner sur les réseaux sociaux. Autant de conseils valides, mais souvent transmis et forgés par un certain type d’éducation et de milieu social.
C’est justement pour proposer « les bons référentiels » à ceux qui n’ont pas les mêmes qu’Emmanuelpcr, face caméra, prodigue des conseils « pour se rendre à un entretien d’embauche, savoir comment se comporter face à une femme, ou encore quel costume porter selon le moment ».
« Par exemple, il y a une question que je reçois assez rarement mais qui revient : la place de l’homme face à la femme : est-ce qu’on peut inviter une femme à dîner, est-ce qu’on doit lui tenir la porte ou pas, qui paye ? », observe-t-il. « Ces questions semblent passéistes, issues d’un autre temps, mais sont d’actualité. Et les hommes n’ont pas de référentiel. Beaucoup, notamment les plus jeunes, entre 20 et 30 ans, se retrouvent livrés à eux-mêmes. »
Pour toucher une audience plus large, lui qui exerce en parallèle dans la communication, a recours à des formats courts qui évitent à son audience de « lire 15 pages sur un blog très obscur, ou se farcir 15 bouquins ».
De son côté, Celine.dby s’est d’abord lancée sur TikTok par passion – elle travaille également dans la communication et raffole du format vidéo. Mais elle souhaitait aussi offrir à son public – en majorité des jeunes femmes de 16 à 35 ans – un modèle auquel elles peuvent s’identifier.
« J’ai l’impression que les gens pensent que l’élégance est faite uniquement pour une certaine classe sociale, les sang bleu, les anciens nobles, les bourgeois, alors que ce n’est pas vraiment le cas », insiste-t-elle.
Pas besoin d’être riche pour être élégant, vraiment ?
Dans les commentaires, certains internautes se plaignent pourtant de ne pas avoir les moyens d’adopter ce style.
« On n’a pas besoin d’être riche pour être élégant », réplique l’influenceuse Solène dans l’une de ses vidéos. Pour elle, la notion d’élégance recoupe « un bon comportement: la politesse, les bonnes manières, les codes à table » (« ça, ce n’est que de l’éducation, pas question d’argent ») ou encore « savoir bien parler » ; mais aussi « l’élégance vestimentaire », qui consiste à « porter des matières nobles : la laine, le coton, le cuir, le cachemire, le lin ».
Ce type de vêtements induit un coût non négligeable. Pourtant, « même avec un petit budget, on peut s’habiller élégamment avec de très belles pièces », dans des boutiques abordables ou en seconde main, même si cela prend du temps pour économiser, affirme celle qui se fait aussi connaître sous le pseudonyme Soneeeeeel. Enfin, l’élégance serait aussi « un ensemble de valeurs : l’humilité, la curiosité, la gentillesse, mais aussi la discipline » que chacun pourrait travailler.
Sur la question du coût de l’habillement, Emmanuelpcr estime qu’il s’agit avant tout de « consommer moins et de meilleure qualité ». « Rapportée au nombre d’utilisations ou au nombre de mois, sur quinze ans, une paire de Weston à 700 euros vous coûtera moins cher -environ 3,9 euros par mois- qu’une paire de Minelli à 50 euros que vous allez changer tous les trois mois si vous les portez au quotidien », insiste-t-il.
Il fait lui-même régulièrement la promotion du site de revente d’articles de seconde main Vinted. Impossible de nier pourtant qu’en règle générale, les influenceurs mode disposent d’une garde-robe plus fournie que la moyenne, qu’ils doivent renouveler régulièrement.
Côté partenariat, peut-être plus que les autres types d’influenceurs, ceux qui défendent l’élégance semblent se cantonner à des marques plutôt luxueuses ou de haute qualité. Emmanuelpcr indique sélectionner minutieusement les partenaires avec qui il collabore, n’acceptant qu’environ une sollicitation sur trente.
Un discours qui peut émaner de positions favorisées
Pour le sociologue Joseph Godefroy, ce phénomène de l’influence de l’élégance « témoigne des positions sociales qui sont présentes sur les plateformes et réseaux numériques, et ici de certaines personnes qui diffusent et défendent un mode de vie plus conservateur ».
« L’économie numérique à laquelle appartiennent les influenceurs est souvent présentée comme un eldorado qui permettrait à chacun et chacune de s’emparer d’internet pour renverser l’ordre social, devenir une star, être son propre patron », fait remarquer ce chercheur au laboratoire CENS à Nantes. Mais selon lui, lorsqu’on s’intéresse de plus près aux personnes les plus visibles sur les réseaux sociaux, « ceux qui dictent les codes et les normes sont souvent issus des fractions les plus dominantes : ils reproduisent ici en quelque sorte des normes de la bourgeoisie 2.0. ».
C’est en tout cas ce qu’il a constaté dans le cas des influenceurs fitness et culinaires au cours de sa thèse. Ces derniers « avaient fait des études plutôt élevées, dans des disciplines en lien avec le commerce, le marketing, la communication, avaient des parents avec un haut niveau de diplôme et exerçaient des métiers à responsabilité avec une rémunération importante ».
Un mode de vie élitiste ?
Sans présumer de leur niveau social, force est de constater que les influenceurs de l’élégance ne cachent pas leurs inspirations bourgeoises et nobles, faisant régulièrement appel à l’esthétique « old money » ou au style « sartorial », qui fait référence aux vêtements réalisés par un tailleur. Certains se mettent en scène en vacances dans des stations de ski, des châteaux ou à des événements mondains comme des courses hippiques.
Quelques jours avant la parution de cet article, Celine.dby s’est rendue au Prix de Diane, où elle a filmé du contenu. Elle explique y avoir croisé « pas mal de personnes qui n’étaient pas forcément issues de classes aisées ». L’influenceuse reconnait « peut-être » mettre en avant des « évènements qui peuvent paraître un peu plus mondains, élitistes ». Mais si c’est le cas, c’est toujours « par passion », affirme-t-elle. « Je pense que [l’élégance] n’est plus une question d’argent ni de classe sociale », conclut-elle.
Et peut-être est-ce là le problème principal de ces comptes : non pas le mode de vie qu’ils affichent ou les conseils de bienséance conservateurs qu’ils préconisent, chacun étant libre de les suivre ou non, mais le fait qu’ils déconnectent souvent le concept d’élégance de son histoire ancrée dans la division sociale.
Mais côté audience, l’adhésion à ce type de contenus n’est souvent pas aveugle, modère Joseph Godefroy. Et de noter : « les abonnés consultent des contenus qu’ils trouvent divertissant avant tout, avant même d’adhérer à toutes les prescriptions délivrées ».
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