Avec sa puce chinoise, Huawei a-t-il vraiment réalisé l’exploit du siècle, comme certains l’affirment ? Cet article revient sur des années de recherche chinoise, pour mieux comprendre ce qu’il se passe dans le monde des micro-conducteurs.

Kirin 9000s : voici la puce qui excite les USA et la plupart des commentateurs économiques et technico-politiques depuis le 31 août 2023. Est-ce pour ses performances, qui seraient équivalentes à celles d’un Snapdragon 888 sorti fin 2020 ? Non, ce qui effraie ici, c’est que ce composant de pointe est gravé en 7 nanomètres, ce alors même que Huawei est privé d’accès aux usines de pointes de TSMC et que la Chine n’est pas censée pouvoir produire des composants aussi miniaturisés (ce qui est faux). Or, avec des « spécialistes » qui confondent design et production de puces, il est important de s’arrêter un moment pour rappeler quelques fondamentaux sur la conception des processeurs.

De numéro 1 mondial à joueur de troisième division

L’élément déclencheur de ce maelström d’articles est l’annonce du Mate 60 Pro, le premier smartphone Huawei avec une puce inédite depuis trois ans. Privée par l’administration Trump de l’accès aux usines TSMC et Samsung depuis la fin de l’année 2019, la branche grand public de Huawei (CBG) a beaucoup souffert, passant de numéro 1 mondial des smartphones à un joueur de troisième division. Il faut néanmoins rappeler que ce qui a fait le plus de mal à Huawei est la perte d’Android et des Google Mobile Services (GMS). Une amputation qui rendait ses terminaux largement moins attractifs pour les clients européens, les plus pourvoyeurs de valeur.

En 2020, Huawei et sa filiale HiSilicon menaient la danse en matière de production de puces de pointe. Le Kirin 9000 était déjà gravé en 5 nm, intégrait déjà un modem 5G et tenait largement tête à Apple et Qualcomm.
En 2020, Huawei et sa filiale HiSilicon menaient la danse en matière de production de puces de pointe. // Source : Huawei

En matière de production de puces, le drame pour HiSilicon, la division semi-conducteurs de Huawei, est la perte des « forges » de TSMC. Car sans la gravure 5 nm du Taïwanais (que Huawei était le premier à utiliser), ses puces ne pouvaient plus compter (à l’époque) que sur un antédiluvien 14 nm mal maîtrisé de la part d’un compatriote chinois, SMIC. Or, là encore, la plupart des analystes ratent encore un élément : Huawei ne grave pas de puces, il les conçoit et fait appel à un sous-traitant pour la production. La vraie force de Huawei est dans le design des puces, ce qu’il n’a pas perdu. À niveau de finesse égale, les puces du Chinois étaient globalement au niveau des Apple et Qualcomm.

L’arrivée du Kirin 9000s, aux procédés certes plus anciens – cœurs CPU Cortex-A78 et non X-1 ou X-2, gravure en 7 nm alors qu’Apple va profiter du 3 nm de TSMC – est un rappel que Huawei dispose toujours des capacités de design d’un SoC mobile, un des composants les plus complexes à réaliser. Une puce qui a, en dépit de certains retards techniques subits, un goût de nouveauté avec la présence d’un modem 5G intégré (là encore, Huawei avait été le premier à réaliser cet exploit), mais aussi l’arrivée des communications satellitaires, qui arrivent à peine dans les iPhone et autres appareils Android. 

C’est cette excellence technologique qui a mis le feu aux poudres du baril « Trump » en 2019. Et qui a conduit les USA à mettre Huawei et de nombreuses entreprises chinoises sous embargo technologique.

Un blocus américain qui bloque l’accès aux dernières technologies de pointe

Dans une économie mondialisée, les USA ne peuvent se permettre de bloquer tout échange technologique. Le niveau d’exposition des entreprises américaines à leurs homologues chinoises est énorme, à commencer par Apple. Le blocus américain concerne seulement les équipements de pointe, qu’il s’agisse des puces finies (on pense aux H800 de Nvidia, des versions castrées des H100 qui ont été conçues pour le marché chinois) comme de ce qui nous intéresse ici : le monde des semi-conducteurs.

Les scanners (ou steppers) sont les machines qui gravent les plans des puces sur les wafers. Et pour graver les circuits les plus fins, il n'y a que les machines d'ASML. Interdites de vente à la Chine.
Les scanners (ou steppers) sont les machines qui gravent les plans des puces sur les wafers. Et pour graver les circuits les plus fins, il n’y a que les machines d’ASML. Interdites de vente à la Chine. // Source : ASML

Les blocages les plus importants pour la souveraineté technologique de la Chine concernent la chaîne de conception et de production des puces de pointes. Une chaîne qui est composée de logiciels essentiellement américains (Cadence, Synopsys), de chimie japonaise et coréenne, mais aussi et surtout de machines. Et c’est ici que l’élément géopolitique entre en jeu : s’il y a bien évidemment des machines américaines – notamment celles de LAM Research et autres Applied Materials –, il y a aussi et surtout, les « joyaux » des alliés que sont Tokyo Electron (Japon) et ASML (Pays-Bas).

Le plus connu et important des deux est le Néerlandais, car ASML est, à l’heure actuelle, la seule entreprise au monde à avoir mis au point un scanner (ou stepper dans le jargon) capable de graver des circuits avec des rayons ultraviolets extrêmes (EUV). Succédant à la gravure DUV (ultraviolets profonds), qui écrit sur les galettes de silicium avec son rayon laser de 193 nm de large, le rayon EUV de 13,5 nm de la gravure est une technologie, pour l’heure, hors de portée de la Chine. Car le jeu des alliances met les Pays-Bas et le Japon dans le sillon des USA.

Or, comme nous allons le voir, l’annonce technologique qui met en lumière les capacités chinoises de SMIC et de Huawei autour d’une gravure en 7 nm n’a rien de surprenant.

Huawei, le champion qui emporte avec lui une vague d’entreprises locales

Comme à l’accoutumée dans la narration américaine, c’est encore et toujours Huawei qui fait les gros titres des journaux. Or, dans le cadre de la production de la puce du Mate 60 Pro, il s’agit d’une puce conçue par Huawei, mais produite par Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC). Deux titans technologiques chinois qui sont épaulés dans le domaine de la conception/production de puce par ChangXin Memory Technologies (CXMT) pour la DRAM et par Yangtze Memory Technologies Corp (YMTC) pour la mémoire NAND. Un quatuor qui emporte avec lui une véritable horde d’entreprises chinoises plus modestes fournissant, elles aussi, des composants de pointe.

Avec un double ADN de concepteur de produits B2C et B2B, Huawei fait vivre dans son sillage de très nombreuses entreprises, surtout dans les domaines de pointe // Source : Adrian Branco / Numerama
Avec un double ADN de concepteur de produits B2C et B2B, Huawei fait vivre dans son sillage de très nombreuses entreprises, surtout dans les domaines de pointe. // Source : Adrian Branco

Selon un rapport de la publication chinoise Pacific Technologies, le Mate 60 Pro serait produit à 90 % en Chine, grâce à pas moins de 46 fournisseurs chinois, allant de la carte mère jusqu’aux antennes RF 5G. A côté de cela, un iPhone n’intègre que très peu de composants occidentaux ou produits ailleurs qu’en Asie…

Une nouvelle fois, il s’agit d’un fait complètement ignoré par le gros des commentateurs : s’il ne fait aucun doute que la finesse de gravure (et sa production en masse, donc à bons rendements) est bien « l’épreuve reine », il faut aussi comprendre que, à l’exception de Corée du Sud (grâce à Samsung et LG), aucun autre pays que la Chine n’est capable de produire 90 % des composants d’un smartphone ! Et si la Chine n’a pas encore accès à la gravure de pointe, le pays dispose désormais d’un OS souverain avec le HarmonyOS de Huawei. Un système moqué à son lancement pour s’être outrageusement reposé sur les briques open-source d’Android. Mais qui a fait du chemin depuis, humiliant au passage les Bada et autres Tizen coréen.

7 nm sans EUV : TSMC l’avait déjà fait (mais la question du coût plane)

Le fond de l’inquiétude américaine est la finesse de gravure de la puce conçue par Huawei et produite par SMIC, à savoir un node dit « 7 nm N+2 ». Comprendre ici qu’il s’agit de la seconde révision du procédé, soit la troisième génération de la gravure 7 nm DUV chez SMIC. Or, si des médias économiques ont été surpris par l’annonce de cette puce allant, même jusqu’à qualifier cette finesse de gravure comme « jamais atteinte par le pays », cette affirmation est fausse. Et le timing du 7 nm pour un SoC de smartphone est tout à fait logique ! En effet, la firme d’analyse TechInsights avait déjà décortiqué en 2021 des puces 7 nm produits par SMIC dédiées au minage de cryptomonnaies. Le fait que SMIC développe une évolution par an de son node de fabrication n’a rien de surprenant, des publications spécialisées comme semianalysis en parlent depuis plus d’un an.

Analysée par le cabinet TechInsights en 2022, la puce MinerVa produite par SMIC en 2021 était déjà gravée en 7 nm !
Analysée par le cabinet TechInsights en 2022, la puce MinerVa produite par SMIC en 2021 était déjà gravée en 7 nm ! // Source : TechInsights, 4,6 mm x 4,2 mm (mesure : SemiAnalysis)

Quant au fait que l’entreprise grave en 7 nm en dépit de l’embargo américain sur les machines EUV d’ASML, cela ne devrait pas non plus nous surprendre. Il suffit en effet de regarder l’histoire des puces modernes pour se rappeler que les premières puces 7 nm produites en volume l’ont été par TSMC. Pour la petite histoire, c’est d’ailleurs le choix de TSMC de se passer de la gravure de pointe EUV pour ses premières versions du 7 nm qui lui a permis de dépasser Intel et Samsung.

Pendant que ces deux géants mettaient toutes leurs ressources vers une bascule 100 % EUV (qui a pris bien plus de temps que prévu), TSMC a peaufiné ses procédés classiques en DUV pour jouer la carte de la rentabilité maximale et proposer des nodes de production moins chers (meilleurs rendements). Et ajouter, pas-à-pas, des étapes en EUV dans sa réduction de la finesse de gravure jusqu’au 3 nm qui devraient prendre corps avec la puce A17 des futurs iPhone 15 Pro.

Le rapport d'analyse de production des puces de SMIC en 7 nm est disponible à l'achat depuis plus d'un an sur le site de TechInsights...
Le rapport d’analyse de production des puces de SMIC en 7 nm est disponible à l’achat depuis plus d’un an sur le site de TechInsights… // Source : TechInsights

La Chine peut-elle devenir la meilleure avec les puces 7 nm ?

Avant d’imaginer SMIC venir marcher sur les pas de TSMC, Samsung et Intel, il faut cependant rappeler des réalités techniques, physiques et… géopolitiques. Pour passer le « mur » des 7 nm, il faut absolument réduire la taille du laser de gravure. Or, pour cela, il faut de nouvelles machines, notamment les précieux Twinscan NXE:3400 ou NXE:3600 d’ASML, les seuls au monde à utiliser les ultraviolets extrêmes. Et, pour cela, il faut être dans les bonnes grâce des USA et de l’Europe. Ce qui n’est plus le cas de la Chine. Quant à la crainte de voir la Chine doubler TSMC dans la production de masse en 7 nm, c’est là encore impossible.

Selon tous les experts, les rendements de SMIC en 7 nm sont fort logiquement mauvais et le coût unitaire de chaque puce est sans doute très élevé. D’une part, parce que SMIC ne profite pas de toute la panoplie des autres machines nécessaires à la production de puces – il n’y pas que les scanners qui comptent ! D’autre part parce que, depuis les débuts du 7 nm DUV, TSMC et les autres ont développé des versions du 7 nm utilisant quelques étapes en EUV. Un procédé qui a pour avantage d’accélérer la production et augmenter les rendements (moins de passage sous le scanner = moins de taux d’erreur), ce qui est le nerf de la guerre en matière de production de puces. La Chine n’est pas encore compétitive.

L’effet boomerang d’un embargo contre une nation d’ingénieurs

Avec sa décision en 2019, Donald Trump a ralenti Huawei et braqué l’occident contre la Chine (et vice-versa). Un mouvement qui a fait mal à Huawei pendant un temps… Avant que le géant technologique chinois, qui est le second investisseur en R&D au monde derrière Alphabet, ne diversifie ses activités pour venir tout casser dans de nombreux secteurs du B2B (réseaux, énergie, etc.). Mais l’effet boomerang de cette « attaque » a aussi et surtout énormément accéléré le rythme de développement et d’acquisition de technologies de la part de l’Empire du Milieu.

Quasiment évincé du marché des smartphones après avoir été numéro 1, Huawei est devenu depuis un poids lourd dans le domaine de l'énergie ou des centres de données (ici, un de ses switchs 800 Gbit/s)
Quasiment évincé du marché des smartphones après avoir été numéro 1, Huawei est devenu depuis un poids lourd dans le domaine de l’énergie ou des centres de données (ici, un de ses switchs 800 Gbit/s) // Source : Adrian Branco

Alors que, par le passé, les différents gouvernements américains ont toujours torpillé plus ou moins en douce des rachats et autres transferts technologiques, limitant de fait l’écho politico médiatique, il s’agit désormais pour la Chine autant une question de souveraineté que de fierté… Alors que des parlementaires américains demandent des enquêtes et des mesures de rétorsion contre les géants chinois, la Chine et Huawei font le dos rond. Ce dernier n’a pas publié beaucoup de détails sur sa puce pour éviter de trop exciter l’Oncle Sam.

Est-ce que SMIC, Huawei ou d’autres ont récupéré des informations, des ingénieurs, voire quelques machines pour réussir cette production de SoC à 7 nm ? Sans doute, cela s’appelle de l’intelligence économique et tous les pays pratiquent ce « sport ». Est-ce que la Chine va pouvoir s’affranchir des machines étrangères et produire sa propre chaîne EUV à court terme ? C’est assez peu probable. Quoique silencieuse dans la presse grand public, l’arrivée des premières machines d’ASML est une révolution technologique qui a laissé quelques concurrents sur le carreau (comme Canon ou Nikon, eux aussi fabricants de scanners). Et à moyen/long terme ? Ici, la réponse doit être plus nuancée, car les entreprises et le gouvernement chinois ont, plus encore que les pays occidentaux, le sens de la compétition technologique. Et Huawei a déjà développé des briques logicielles de conception de puces en EUV.

En 2022, Huawei a commencé à déposer des brevets relatifs à la gravure EUV. Si la route est encore longue dans ce domaine, ce genre de recherche de pointe est la preuve que le pays a déjà bien avancé sur le sujet.
En 2022, Huawei a commencé à déposer des brevets relatifs à la gravure EUV. Si la route est encore longue dans ce domaine, ce genre de recherche de pointe est la preuve que le pays a déjà bien avancé sur le sujet. // Source : Huawei

Cela permettra-t-il à la Chine de dominer les autres ? Là encore, il faut prendre des précautions, mais on pourrait être tenté de répondre par la négative. Alors que la Chine n’a pas encore toutes les technologies pour produire sa première machine EUV, le « bloc » d’en face va bientôt livrer les machines High-NA de nouvelle génération. Et ASML a déjà dans sa poche une potentielle machine Hyper-NA dont les questionnements de réalisation sont surtout d’ordre économique. Cependant, les 40 milliards de dollars que le gouvernement chinois vient d’allouer pour stimuler son industrie des semi-conducteurs pourraient grandement aider à consolider son écosystème local – et réussir à maîtriser, pourquoi pas, la production de machines DUV ? Une démarche pas si folle, car au moins pour des puces critiques (défense notamment), où le coût est moins un objet que pour les produits de masse, il semble bien que SMIC puisse pousser au-delà du 7 nm…

Mais même si la Chine se contentait de suivre les occidentaux et leurs alliés avec une ou deux générations de retard sans pouvoir totalement s’imposer, l’Empire du Milieu a déjà une victoire en matière de souveraineté. Ses champions sont en marche et le pays peut d’ores et déjà produire des puces stratégiques en 7 nm. Une performance que, jusqu’à présent, seuls les USA (Intel), la Corée du Sud (Samsung) et Taïwan étaient en mesure de réaliser.

Source : Numerama

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