Nous et Creative Commons
Par Daniel Kaplan le 24/11/2004
Il existe dans l’univers internet une sorte de tradition, qui consiste à se saisir de tâches impossibles et à tenter de les accomplir à plusieurs et pour pas très cher. Et si l’on couvrait toute la ville d’un réseau sans-fil gratuit ? Et si l’on numérisait des millions de livres du domaine public ? Et si l’on créait une nouvelle encyclopédie ? Et si l’on cartographiait le monde entier, dialoguait avec les extra-terrestres, décryptait le génome humain ?…
Ces démarches trouvent souvent leur racine dans une protestation, un conflit. Mais le passage à l’acte prend une forme originale : celui de la construction d’un modèle alternatif, qui se fonde sur les infrastructures et modèles existants et accepte de cohabiter avec eux.
Et si l’on se fondait sur les principes du copyright ou du droit d’auteur pour construire un dispositif alternatif qui s’inscrit dans le paysage juridique existant – mais pour en renverser la logique, en passant d’une situation où tout est interdit, sauf ce qui est permis à une autre où (presque) tout est permis, sauf ce qui ne l’est pas ? Cette question pourrait résumer la démarche de Creative Commons (CC).
Presque par définition, une telle démarche se construit à partir des concepts et infrastructures juridiques existants et ne prétend pas faire table rase du passé, mais plutôt élargir le choix – et susciter peut-être une concurrence, une émulation entre différents modèles de diffusion et de valorisation de la création.
C’est dans cet esprit qu’Internet Actu a choisi Creative Commons. CC nous fournit en standard le langage juridique qui nous permet d’exprimer clairement les autorisations comme les exigences qui contribuent à l’exercice de notre mission collective, et qui fournit à ceux qui utilisent nos productions un certain degré de sécurité juridique. Notre vocation consiste à faire circuler les idées et les informations et par conséquent, à encourager leur diffusion, leur redistribution, leur exploitation, à l’identique ou non. En revanche, il est normal que tous ceux qui lisent une de nos productions sachent qui parle – mais aussi que nos adhérents et l’Inist, qui nous permettent de réaliser cette publication, puissent constater que le texte qu’ils lisent dans un coin perdu du web provient au moins indirectement d’Internet Actu : nous tenons à l’attribution de paternité. De même, dans la mesure où nous citons des sources et des noms, publions des contributions externes, reprenons des images, établissons des liens profonds »… la commercialisation par d’autres de nos informations pourrait briser la chaîne de bonne volonté qui permet à un titre associatif et gratuit de faire des choses que l’on refuserait à un site à but lucratif.
Bref, la licence Paternité-Pas d’utilisation commerciale de CC nous ressemble – et nous fait gagner du temps en nous évitant de produire nous-même notre propre langage juridique. Chacun son métier.
Un dispositif encore incomplet
Pour autant, malgré ses qualités et son adaptation récente au droit français, l’édifice Creative Commons ne domine pas tout le paysage – et il lui manque sans doute encore quelques ailes, ou étages.
CC se focalise sur l’aval de la création et reste assez concentrée sur un modèle dans lequel une création est l’œuvre d’un nombre restreint, fini et identifiable d’intervenants. Des deux paradigmes qui caractérisent le mouvement du logiciel libre, CC en retient un (la distribution libre sous l’égide du droit d’auteur) et l’élargit, mais pas l’autre (la création collective, le palimpseste). On imagine que les fondateurs de Creative Commons se sont posé la question, puisqu’ils ont généralisé l’attribution de paternité dans la seconde version de leurs licences. Or celle-ci n’est en pratique possible que lorsque l’on peut établir la liste des auteurs, ce qui n’est pas le cas, par exemple, pour la plupart des logiciels libres. On peut voir là, soit une insuffisance de CC, soit un nouveau témoignage de la difficulté que rencontre la logique du libre à passer la barrière des espèces », à sortir autrement que de manière confidentielle de l’univers du logiciel.
D’autre part, CC ne suffira pas à éviter une révision du droit d’auteur. Les licences CC clarifient l’aval de la création mais laissent traîner des risques en amont : il faudra bien un jour, dans la loi, remédier aux plus graves dérives de la propriété intellectuelle, mettre une limite à la cascade des droits, à leur allongement, au durcissement des protections et au rétrécissement des exceptions, bref, remettre en chantier la question de l’équilibre entre droits et devoirs des créateurs, des intermédiaires et du public.
Enfin, CC ne pourra pas longtemps se contenter d’écrire des textes juridiques en se désintéressant de leur mise en œuvre, de leur respect. Il revient à la communauté Creative Commons elle-même de démontrer qu’elle prend ses règles au sérieux : aller au conflit, susciter une jurisprudence, mais aussi organiser un degré de traçabilité des œuvres sous licence, voire créer des instances d’arbitrage. A défaut, le risque existe que Creative Commons demeure une collection d’excellents textes de principes, organisant des droits et devoirs purement formels sur lesquels ses utilisateurs, qui ne disposent en général pas des moyens d’aller en justice, ne pourraient pas s’appuyer pour faire respecter leur volonté.
Daniel Kaplan, 42 ans, est le délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération (FING), président de l’Institut européen du e-learning (EIfEL), membre du Conseil stratégique des technologies de l’information, co-fondateur et administrateur du Chapitre français de l’Internet Society.
Rappel :
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