« Échange de tirs à Jacarezinho », « détonations entendues à Vila Isabel », « opération de police à Quintino Bocaiúva »… Sur les écrans des téléphones brésiliens, les notifications défilent. « Ouvrir cette application, c’est devenu une routine pour moi » explique Ronaldo Santos, un jeune barman de 26 ans qui partage sa vie entre Duque de Caxias et Guadalupe, deux quartiers du Nord de Rio fréquemment touchés par des épisodes violents. « Certains regardent Instagram, d’autres Twitter, moi je regarde OTT »
OTT, c’est Onde Tem Tiroteio, En français, on pourrait traduire son nom par « où est-ce que ça tire ? ». Dans une interface proche de celle de Waze, OTT permet aux utilisateurs de signaler les échanges de tirs, les détonations qu’ils entendent, les blocages routiers et tous les dangers qu’ils voient autour d’eux. Une application bien utile, alors que l’on recensait 10 meurtres par jour dans l’état de Rio de Janeiro au premier semestre 2023.
À Rio, des habitants conquis par le Waze des coups de feu
« J’ai déjà signalé un incident sur l’application, bien sûr ! » explique à Numerama Hélio Ricardo, un homme de 48 ans. « Je rentrais chez moi depuis Duque de Caxias. Sur la route, j’ai vu un groupe de personnes qui braquaient un bus avec des armes. Donc je l’ai notifié sur l’appli », raconte-t-il naturellement.
Bruno habite les quartiers chics de Copacabana, dans la zone sud de la ville, mais consulte malgré tout OTT. « Tous les jours, je vais à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), qui se trouve dans la zone Nord [zone défavorisée, la plus atteinte par la violence, ndlr]. J’ai déjà modifié mon chemin en fonction de ce que je voyais sur l’application, ou sur leur page Twitter ».
« Éviter les balles perdues »
L’idée de l’application vient de la tête de Benito Quintanilha. C’est lui qui a inventé OTT en 2015, après un énième fait divers sordide. « Je regardais la télé avec mon fils, et on est tombés sur l’histoire d’une femme qui avait été tuée par une balle perdue, lors d’un échange de tirs au Complexo do Alemão [un ensemble de 13 favelas dans le Nord de Rio de Janeiro]. De là, j’ai eu l’idée de créer une page Facebook, qui servirait à avertir les gens », relate ce quarantenaire, confortablement installé dans son salon du quartier de Tijuca. Sur l’écran plat, la chaîne Globo diffuse un sujet sur la hausse des agressions à São Paulo.
Avec son ami d’enfance Marcos, Benito s’attelle à la création d’une page Facebook, qui accumule les likes en quelques mois.« Sans aucune publicité ! Nous ne fonctionnons que par le bouche à oreille » tient à souligner Benito, très fier de son succès. Aujourd’hui, la page compte plus de 750 000 abonnés. En 2018, elle se double d’une application. Les deux amis font appel à Henrique et Dennis, deux de leurs connaissances. Dennis est développeur de profession.
« Au départ, ni la page Facebook, ni l’application n’étaient collaboratives. Nous envoyions toutes les notifications nous-mêmes, pour éviter les fake news. Ce mot était bien à la mode à l’époque ! », ironise Marcos, en référence au climat politique actuel au Brésil.
Désormais, l’interface de l’application ressemble au fil d’actualité d’un réseau social classique. Sous chaque post alertant des fusillades, de détonations ou de déviations routières, les utilisateurs peuvent liker, commenter, ou même partager. « Nous nous sommes ensuite dotés un algorithme qui envoie une notification push à partir d’un certain nombre d’engagement des posts. Il y a toujours des petits farceurs, mais en général, la plupart des utilisateurs soutiennent le projet. Donc ils ne s’amusent pas à raconter n’importe quoi ! En général, l’intervalle entre la signalisation de l’incident et le push tourne autour de 5 minutes.»
Un partenariat avec la mairie
En toile de fond du lancement de l’application, une aggravation spectaculaire de la sécurité publique à Rio. La même année, l’armée est appelée pour maintenir l’ordre dans la ville. La situation est critique, et l’application est sous le feu des projecteurs, au point que la presse préfère parfois citer les chiffres de l’application plutôt que ceux des autorités. À juste titre, selon Michel Misse, sociologue expert de la sécurité publique à Rio de Janeiro : « La police dispose des données en fonction des crimes qui lui sont signalés. Or, ces applications disposent de données générées directement par les citoyens eux-mêmes. Ces derniers signalent des crimes, sans toujours en parler à la police », explique ce professeur à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), observateur du sujet depuis plus 40 ans.
Forte de sa légitimité, OTT décroche un partenariat avec la mairie de Rio, qui lui permet désormais de signaler également les travaux publics et les fermetures de route. « Nous, on fait ça pour aider. On ne gagne pas d’argent, on met même la main à la poche pour faire tourner l’appli ! » ajoute Benito. Seul trace de publicité sur l’interface, un petit bandeau publicitaire, généré par Google Ads.
Une application qui alimente les préjugés ?
Sur leur site, les créateurs d’OTT affirment que 4,7 millions de personnes utilisent le service. Un succès sur le papier, qui ne réussit pas vraiment à satisfaire ses créateurs. « On a souvent l’impression de vider l’océan à la petite cuillère. Autour de nous, la violence ne fait qu’augmenter, rien ne change », se lamente Marcos, qui dénonce un « manque de courage politique et de la corruption » dans le traitement de la violence à Rio.
L’état de Rio Janeiro, dont les hautes instances et la police sont considérées comme les plus corrompues du Brésil, reste une des régions au plus fort taux d’homicide du pays. « Avec nos données, on arrive à délimiter précisément les quartiers les plus atteints par la violence, mois par mois », explique Benito, graphiques à l’appui. « Les gars pourraient au moins utiliser nos données pour essayer de créer un plan d’action et d’améliorer les choses, non ? »
Quelques voix dissonantes critiquent l’application, qu’ils accusent d’accentuer les préjugés sur les quartiers. Une critique balayée par les utilisateurs que nous avons rencontrés. « OTT reflète davantage les préjugés qu’il ne les alimente. Il y a déjà une stigmatisation très forte de la zone Nord de Rio », estime Bruno, lui-même habitant des quartiers chics de la zone sud. Côté experts, on ne dit pas l’inverse. « C’est une critique qui me paraît superficielle : on peut aussi bien la faire aux journaux et à la télévision, à n’importe quel canal de communication », analyse Michel Misse. « Ce qui porte préjudice à ces quartiers, c’est la violence, pas l’information. »
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