On a probablement beaucoup de peine à imaginer en France comment les mots de Bill Gates ont pu être ressentis dans une Amérique encore écorchée par les souvenirs de la guerre froide. Alors qu’on lui demandait s’il fallait selon lui réviser et alléger les droits de propriété intellectuelle pour répondre aux inquiétudes d’un nombre croissant d’opposants à une surprotection, le patron de Microsoft eut ces mots : « Non, je dirais que dans les économies du monde, il y en a aujourd’hui encore plus que jamais qui croient en la propriété intellectuelle. Il y a moins de communistes dans le monde aujourd’hui qu’il y en avait avant. Il y a quelques nouvelles sortes de communistes des jours modernes qui veulent se débarasser pour divers prétextes des incitations faites aux musiciens, aux réalisateurs de films et aux créateurs de logiciels. Ils ne pensent pas que ces incitations devraient exister« .
A l’origine, le droit d’auteur et les brevets étaient effectivement conçus comme des moyens d’assurer aux créateurs une sécurité suffisante pour qu’ils puissent tirer les revenus nécessaires de leur création et ainsi créer davantage. En incitant de cette manière les artistes et les scientifiques, la société se donnait les moyens d’enrichir son savoir commun et sa culture.
Pour Bill Gates, il faut encore et toujours plus d’incitative, à l’image du droit américain qu’il considère comme « le meilleur système de propriété intellectuelle au monde« .
« Quand les gens disent qu’ils veulent avoir l’économie la plus compétitive, ils doivent avoir le système incitatif. La propriété intellectuelle est le système incitatif pour les produits du futurs« , conclut B. Gates.
» Quelle déception (intellectuelle) totale que cet homme «
A l’opposé des surprotecteurs du droit d’auteur et du brevet se trouve la communauté du copyleft, qui considère que le meilleur moyen d’inciter à la création est de ne pas protéger à outrance la sienne et celle des autres. Nouveau porte-drapeau de cette vision alternative de l’incitation à la création après Richard Stallman, le professeur Lawrence Lessig n’est pas resté insensible aux propos de Bill Gates. « Quelle déception (intellectuelle) totale que cet homme », titrait-il sur son blog.
Et ça n’est pas l’argument de fond sur la valeur incitative de la création qui choque le fondateur des Creative Commons, mais bien le fait d’être pris pour un communiste de l’ère moderne. « Les gens que j’ai rencontré à Microsoft sont à des kilomètres de cette sorte de bêtise« , commente t-il, avant de se demander : « Est-ce que Mr Gates ne leur parle même pas à eux ? »
On commence déjà à parodier les propos du patron de Microsoft avec quelques propagandes autodérisoires (via BoingBoing):
Un nouveau communisme ?
Mais au fond, les propos de Bill Gates posent un vrai débat. Le Peer-to-Peer, les Creative Commons, l’open-source, les blogs, les wiki,… tous ces outils qui se basent sur la collaboration entre les individus pour enrichir leur savoir commun seraient-ils la manifestation d’une transition vers un âge économique nouveau, celui d’un communisme numérique ?
Selon la définition qui en est donnée par l’encyclopédie Wikipedia (communiste ?), « l’ambition du mouvement communiste est l’instauration d’une société sans classe bénéficiant de la mise en commun des moyens de production pour répondre aux besoins de chacun« .
Par extension nous dit-elle, le communisme désigne aussi :
« Un rapport social économique reposant sur l’absence de rapports marchands, selon le principe : » De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » et se distingue ainsi du socialisme (ou collectivisme) qui a pour principe » de chacun selon ses capacités à chacun selon son travail » ;«
Il y aurait de nombreux arguments en faveur d’une interprétation marchande du mouvement open-source et des arts libres. Certains auront raison de désigner les clauses des contrats Creative Commons qui obligent souvent à une réciprocité des avantages accordés ou à la diffusion de la source. Il y a un intérêt économique encore mal maîtrisé mais certain à diffuser des contenus sous une licence libre plutôt qu’à en retenir les droits réservés. Le P2P a lui aussi sa propre économie marchande sur un réseau comme eDonkey, où les systèmes de ratios ne permettent de télécharger qu’en cas d’upload. L’upload serait un paiement.
Mais sans doute le mouvement des arts libres, de la mise en commun des œuvres et des travaux collaboratifs annihilent-ils en grande partie les rapports marchands de la société traditionnelle. En cela oui, la volonté d’alléger les droits de propriété intellectuelle répondrait à une logique communiste.
« Un système social égalitaire sans division de la société en classes sociales
Aucune hierarchie immédiate n’existe sur les wiki, sur les réseaux P2P ou dans les logiciels libres. Au mieux, la hierarchie s’installe dans la phase créative, où les classes dégagées sont alors davantage issues d’un soucis d’organisation que d’installation de pouvoir. Le résultat final, lui, bénéficie toujours à égalité entre tous les membres de la société. Toutefois, Internet ne fait pas disparaître les classes sociales. Les classes sociales modernes ne sont en effet plus divisées en fonction de ceux qui « ont » et de ceux qui « n’ont pas », mais en fonction de ceux qui « savent » et de ceux qui ne « savent pas ». Les nouveaux bourgeois sont ceux qui ont connaissance et se servent des technologies RSS, des blogs, du podcasting, des réseaux sociaux, du P2P… Les prolétaires sont ceux qui se contentent de la page d’accueil de Voila.fr comme page d’accueil quotidienne. La dictature du savoir remplace celle de l’avoir. Dans ce nouveau capitalisme de l’esprit, où la propriété intellectuelle n’est paradoxalement plus un enjeu, le communisme s’installe sans heurter l’économie chère à Bill Gates.
« Un mouvement politique, qui vise à établir ce type de rapport et ce type de système social
Si les Creative Commons, GNU, et l’ensemble des réseaux P2P étaient réunis dans un même mouvement politique de la libre culture, alors certainement pourrait-on parler de communisme de l’ère moderne. Les licences copyleft, lorsqu’elles disposent d’une clause de réciprocité (qu’on dit alors « virale »), forcent à l’installation du système social dans le paysage créatif. C’était d’ailleurs l’objectif de Richard Stallman que de généraliser la GPL, lorsqu’il a prévu que toute exploitation d’une ligne de code sous GPL entraîne l’ensemble du projet sous les termes de la licence libre. Le gourou Stallman était le leader de ce mouvement politique, mouvement repris par Lessig dans le monde des arts libres et depuis peu des sciences.
Etait-ce donc une si grande insulte que de considérer les opposants à la propriété intellectuelle excessive comme des communistes de l’ère moderne ?
Certainement pas. Il y a bel et bien des extraits de communisme dans cette économie libertaire que nous vivons avec le Peer-to-Peer et tout ce qui l’entoure. Mais c’est en réalité une nouvelle économie tout entière qui se crée, qui n’a rien d’anti-libérale.
Finalement, n’y a t-il pas chez les industriels un paradoxe à vouloir prêcher d’un côté le libéralisme, c’est-à-dire la libre concurrence entre les entreprises, et vouloir surprotéger de l’autre côté tous les outils juridiques qui permettent de maintenir la concurrence sur le bas côté ?
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