La défense des intérêts de la création n’est jamais plus efficacement portée que par les boîtes à fric qui l’exploitent sans vergogne.
Depuis Beaumarchais, que d’eau sale a coulé sous les ponts de la définition du droit d’auteur ! De l’exigence qu’une société ait la décence minimum de reconnaître au père d’une œuvre de l’esprit le droit à défendre son intégrité et à en récolter le fruit pécuniaire (lorsque d’aventure il en produit), on se retrouve aujourd’hui à barboter dans un potage de revendications indigestes, qui pour le plus grand profit des producteurs et distributeurs, mêle les prestations plus ou moins réussies de tous les greffe-boutons de la « Culture » : comédiens, joueurs d’instruments, disc-jokeys, animateurs de live-show, journalistes,cameramen, accessoiristes, héritiers de librettistes, de réalisateurs, d’éclairagistes, monteurs, échotiers, vedettes d’autobiographies, négrifiées, webmasters, brailleurs de ritournelles, refourgueurs, d’émotions amorties, intermittents desséchés, pilleurs de tombes.
« Auteurs », « créateurs », « artistes », quelle que soit l’appellation qu’ils n’osent plus se donner, dans ce puant marigot ne peuvent pas, ne doivent pas, se sentir chez eux. Aucun artiste, créateur, auteur, n’a jamais pu crédiblement se percevoir lui-même comme un pourvoyeur de Culture. Sa production n’a d’intérêt que d’être la trace d’une confrontation, celle d’un être particulier à la Vérité.
Si cette confrontation, cette « quête », comme on disait encore dans les sociétés de culture religieuse, crée du sens et des formes nouvelles, c’est par surplus. Et ce sens et ces formes nouvelles n’ont pas vocation à valoir mieux que celui et celles qui leur préexistaient, mais éventuellement à dévoiler à la collectivité humaine un nouvel aspect du réel. Et c’est en ceci, et en ceci seulement, que ce sens et ces formes nouvelles font œuvre.
Mais il y a un moment dans l’histoire idéologique de l’Occident, où ce qui était l’essence de la démarche artistique est devenu une anecdote. Un moment où la manifestation de la création a commencé à prendre le pas sur l’œuvre. Ce moment, curieusement annoncé par Beaumarchais et son combat pour le droit d’auteur, prend ses racines aux sources matérialistes de l’ère industrielle, et commence d’empoisonner l’atmosphère avec l’apparition simultanée du capitalisme médiatique et d’un « milieu culturel » (écrivains, journalistes, aliénistes, compositeurs, peintres), à partir des années 1850. C’est le début de la prévalence de la Culture sur toute autre catégorie du vivant, prévalence qui empaquette sournoisement, déjà, les rodomontades futuristes et surréalistes au début du XXe siècle.
A mesure que le profane prend le pas sur le sacré dans l’organisation et l’idéologie sociales, la question de la Vérité s’efface de la démarche artistique au profit de celle du Plaisir.
Mais d’Esope à Michel-Ange, de Vélasquez jusqu’aux époques du scandale artistique roi qui va du salon des impressionnistes aux derniers soubresauts littéraires et cinématographiques du surréalisme, la création artistique parvenait encore à surmonter les multiples formes de merchandisation qu’une société établit nécessairement entre l’existence d’un produit (une œuvre d’art de ce point de vue ne vaut pas mieux qu’un kilo de patates) et l’intérêt que suscite sa consommation (même si, tant que demeure l’œuvre, sa consommation se hisse à son degré supérieur, la contemplation).
Il en va tout autrement depuis que le règne publicitaire et la prolifération des télé-communications ont fini d’asseoir définitivement le triomphe du capitalisme médiatique. Hyper-consommateur de sensations fugaces, de fausses nouveautés, de figures « originales », vorace d’histoires et même d’identités, qu’il est capable de construire de toutes pièces (voir le Loft et ses cousins) et pour lesquelles il sait dégotter la moindre « niche » de consommation, le capitalisme médiatique a eu tôt fait d’annihiler, au prétexte de défendre et de divulguer la Culture, le lien sacré qui reliait, il y a peu encore, l’artiste à l’œuvre, dans un monde où le sacré avait déjà laissé place au profane depuis longtemps, et où l’idée d’œuvre, si totalement antinomique à celle de rentabilité, disparaissait d’autant plus aisément que le « milieu culturel » en pleine déliquescence l’avait lui-même entachée de risible obsolescence.
Dans une société d’aspirations profanes, en introduisant de façon massive et éhontée la valeur Argent en lieu et place de la valeur Vérité dans une création artistique dont la justification unique était devenue l’invention de formes, le capitalisme médiatique faisait définitivement main-basse sur la Culture.
Ainsi, producteurs et distributeurs, diffuseurs, toute la racaille des mercantis obligatoires à nos époques de sur-médiation, se sont-ils emparés de la parole des « créateurs ».
C’est que c’est une appellation qui s’est multipliée comme des petits pains, fortement encouragé par l’âpreté au gain d’une plèbe de soupirants vaniteux à cette forme de respectabilité, incroyable encore à nos grands-parents, qu’est devenu le statut d’artiste depuis l’avènement du prêt-à-porter culturel.
La création, c’est le Jackpot, maintenant que c’est la médiatisation millionnaire qui institue l’artisterie !
Tous artistes, vite ! Qu’il suffise qu’on nous filme, qu’on nous entende, lise, décrive, invite, qu’on nous exhibe ! Qu’il suffise qu’on ait été, d’un studio d’enregistrement à une table de montage, pour quelque chose dans « la grande aventure de la création » ! Et surtout, qu’on soit invités au festin, qu’on nous distribue les bonnes miettes en espèces sonnantes !
Car « ayant-droit » ils sont, les « artistes » ! « Stars » sur n’importe quel platouilleau d’émission à pleurer, « ayant-droits » dès qu’ils disparaissent des sun-ligths ! « Ayant-droit », les vénaux ! Avec les producteurs, les distributeurs et les diffuseurs, leurs frères (qui gardent quand même pour eux la plus grosse part, en remboursement du risque qu’ils ont fait prendre à de l’argent emprunté) !
Les artistes-ayant-droit de plus en plus nombreux, de moins en moins artistes et de mieux en mieux payés vu qu’ils sont en général rémunérés, parfois grassement, au moment de leur participation à l’élaboration de « l’œuvre » (qui n’a plus de définition du tout, qui recouvre aussi bien un clip de Doc Gynéco, les mémoires du porte-parole de l’Elysée pendant la candidature d’Albertville aux jeux olympiques, l’ensemble des films de Pasolini), puis à sa diffusion, puis sur le tirage des jouets en peluche à leur effigie et les T-shirts de Ben avec leur nom dessus ! Les artistes-ayant-droit si définitivement achetés qu’ils en oublient qu’on ne peut servir noblement un art, une cause, l’humanité ou Dieu, que si l’on admet que le seul ayant-droit d’une œuvre c’est l’Esprit, les artistes-ayant-droit larbins des mercantis qui les nourrissent et lave-croupions des tyrannies qu’ils prétendent dénoncer, sont une nouvelle fois en train de démontrer au monde leur infamie.
Tu vas voir comment.
Depuis quatre ou cinq ans, un peu plus en pays d’outre-Atlantique, surfant sur la vague déferlante du Net ce système formidable de communication informatique par réseaux, qui se mercantilise lui aussi de façon exponentielle au fur et à mesure de sa progression un magnifique outil, gratuit (à condition quand même d’avoir l’ordinateur de base et de payer son dû à un fournisseur d’accès en télécommunications), est à la disposition de l’internaute tout venant, qui lui permet d’acquérir chez lui, sur son petit disque dur individuel, tous les sons et tous les films mis à sa disposition par n’importe quel autre internaute tout-venant de la planète.
Mais la jouissance sans limitation ni contrôle de cette faculté, qui colle à la philosophie de base des inventeurs du Net (permettre la diffusion et la protection de l’information, en multipliant les sources d’accès et les capacités d’échanges) n’est bien sûr pas du tout du goût du lobby capitaliste-médiatique, producteurs et distributeurs en tête, qui y voient une spoliation inadmissible à leur droit à toucher de partout sans rien foutre.
Aussi, orchestrent-il une gigantesque campagne contre cette pratique, qu’ils ont déjà réussi à faire interdire dans la plupart des pays du monde, et dont ils cherchent par tous les moyens à contrôler et punir la perpétuation.
Or voici que nos artistes bêlants entrent en scène. Leurs employeurs ont réussi à leur faire croire qu’ils avaient tout à perdre, et leur droit vital à l’expression lui-même, à ne pas relayer la gigantesque campagne !
Toutes les boîtes de production de décibels, tous les lobbies milliardaires de distribution de films, de graveurs de cd/dvd, relayés par tous les artistes vénaux cucul de la pitoyable créativité du moment, contre l’unique magnifique outil inventé depuis des lustres pour la conservation et l’échange libre des œuvres de l’esprit ! Au prétexte cent fois seriné que les Kazaa, Imesh et autres Limewire (les logiciels gratuits qui permettent ces échanges), et leurs très insoucieux utilisateurs, attenteraient à l’âme de la Culture, s’emparant sans les payer des splendeurs créatives et chèrement produites par de valeureux courageux éditeurs, qui seront bientôt ruinés si ce genre de pratiques continue.
Moi, d’abord, ça ne me gênerait pas du tout qu’elle crève, cette culture-là, je veux dire celle qui est l’objet de 95% des échanges sur iMesh et tutti quanti : les productions affligeantes de la variété à remake mondiale, les films à grand battage, les succès que tous les médias promotionnent et dont la promotion, précisément, coûte bien plus cher à rétribuer que les œuvrettes elles-mêmes. Mais vu les chiffres de vente publiés dans tous les magazines, ça m’étonnerait que les « ayant-droits » de tous ces navets aient bien pâti des logiciels.
Au contraire, hélas, quand on feuillette les immondes et nombreuses revues et écrans qui publient les hits et autres statistiques de ventes, cet argument laisse pantois : les merdes les plus échangées sur Kazaa et consort sont systématiquement les plus vendues, les plus primées, les plus radio-diffusées, les plus de spectateurs payantées. Ce qui revient à dire quatre choses : 1- que les logiciels d’acquisition tirent bien plus les ventes qu’ils ne les plombent, même s’il est vrai que le marché global accuse provisoirement une tendance à la baisse, mais pas plus inquiétante qu’à chaque fois qu’il est apparu depuis un demi siècle des moyens nouveaux de reprographie. Et le marché ne s’en est jamais porté mieux, ensuite.
2- que ce qui fait rager les « professionnels », c’est bien de ne pas toucher de fric sur tout ce qui dérive de leur activité.
3- que si cette manne qui leur échappe est si indispensable à leur chère activité de pourvoyeurs de la Culture, ils n’ont qu’à la réclamer à ceux qui la détournent, c’est-à-dire aux fournisseurs d’accès et autres encaisseurs d’abonnements télécom, et arrêter de casser les couilles à l’utilisateur lambda qui peut pour une fois accéder à cette Culture sans avoir d’autres comptes à rendre qu’à la largeur de bande passante dont il dispose.
4- que le prétexte culturel fait toujours recette en contrée d’abrutis, et que c’est bien dommage quand une fois de plus la Culture va parvenir sans aucune difficulté à faire interdire l’un des rares moyens produits par la société de communications qui permette à la personne privée de pouvoir exercer librement sa curiosité intellectuelle.
Car les logiciels d’échanges audiovisuels, malgré leur néfaste propension à être majoritairement utilisés pour se refiler de la bibine, ont l’immense avantage de permettre aussi la diffusion, et partant, la conservation, de manière totalement libre, de véritables chefs-d’œuvre du patrimoine audio-visuel.
Evidemment, les paons vénaux qui submergent aujourd’hui les ondes et les écrans, et qui sont persuadés que chacune de leurs protestations de sincérité modeste vaut symphonie, que la moindre photo de leur mine contristée de suffisance vaut masque antique, s’en foutent complètement si la terrible voix d’Artaud arrive encore à faire vibrer d’émoustille une petit collégienne au fond de la soupente du bureau de son inconnu de père !
Ce qui leur importe, à ces rebelles milliardaires, c’est leurs droits, c’est-à-dire les royalties qu’il y à prendre à chaque fois qu’on les exhibe.
Triste fin de partie pour Beaumarchais.
Voilà, donc : pour préserver les intérêts catégoriels de la frange la plus riche et la plus immorale de la société, et accédant d’un seul élan à sa revendication mensongère et une nouvelle fois liberticide, on va laisser interdire sans moufter une invention non seulement utile à la circulation et à la conservation des productions artistiques, mais aussi pour une fois vraiment égalitaire et presque généreuse, puisque le principe même de ces logiciels est celui du partage absolument gratuit de documents entre leurs utilisateurs.
Je me souviens d’Orson Welles invitant, lors de son dernier passage en France, un cénacle d’étudiants de l’IDHEC à voler caméra et pellicule s’ils n’avaient pas les moyens de faire les films qu’ils voulaient.
Parmi ceux qui ont approuvé d’enthousiasme, et cru entendre passer le souffle du génie, on ne s’étonne même pas d’en trouver aujourd’hui, dirigeants ou fondateurs de la FEMIS, anciens élèves devenus potentats culturels dans l’édition musicale ou dans la production audiovisuelle, dans le camp véreux de cette bien-pensance qui réclame l’interdiction de la libre circulation des musiques et des vidéo sur le Net.
Bande de fumiers !
Leur échine de serfs se plie depuis 30 ans à toutes les mauvaises foi du monde. Vu les sommes colossales qui rétribuent cette gymnastique prostitutionnelle, on ne saurait leur jeter hâtivement dans la gueule la pierre qu’ils méritent.
Mais jusqu’à quand leur cher public laissera-t-il ces salops écrire l’histoire à sa place et contre lui ?
Serge Rivron
Auteur du légendaire récit CRAFOUILLI aux éditions Les provinciales, vivant dans la région Rhônes-Alpes, marié, trois enfants.
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