Une tendance, qui nous vient des États-Unis, a récemment encombré le Twitter-X français. La « keyboard trend » incitait les usagers à regarder entre deux lettres de leur clavier pour y découvrir un mot ou un sigle, comme « SDF » ou « RT » (abréviation de retweet). Elle a suscité un savant mélange d’exaspération et d’incompréhension, et laissé dans son sillage une longue traînée de mèmes et de posts de trolls (avec des lettres choisies au hasard, ne renfermant aucun mot).
La tendance émanerait d’un post du site 4chan datant de 2021, qui enjoignait les usagers à lire entre les lettres T et O de leur clavier, donnant à voir le nom d’un personnage du manga K-On, « Yui ». En raison de l’établissement de cette filiation, les médias français qui ont rapporté la tendance y ont vu un simple acte de divertissement, une forme d’humour absurde dont les réseaux sociaux ont le secret.
C’est faire abstraction du changement de modèle économique de X et de l’apparition de la monétisation, transformant la plateforme en enclos de chasse à engagement, au détriment de la qualité des contenus.
La ruée vers l’or sur X
Comme l’ont relevé certains internautes, la tendance permet avant tout aux détenteurs d’un compte X Premium de générer des impressions (vues) de leurs tweets et des publicités attenantes, et ainsi de se faire monétiser. La keyboard trend encourage les X’os à s’attarder sur les tweets qui la réalisent pour regarder leur clavier, puis à passer en revue les commentaires pour confronter leur propre avis ou ressenti à celui d’autres internautes.
Par ce simple arrêt marqué sur les contenus, les usagers font le jeu des comptes Premium et Premium +, rémunérés par X à partir de 5 millions d’impressions (auparavant 15 millions), obtenues sur leurs posts en trois mois de la part d’autres comptes certifiés, à certaines conditions.
Ce programme de monétisation, appelé « Partage des Revenus Publicitaires », a été lancé en France en août 2023 dans une tentative d’Elon Musk de diversifier les sources de revenu de X, suite à la débâcle des annonceurs depuis son rachat de la plateforme en octobre 2022. Le choix du nouveau PDG de restaurer les comptes bannis sous l’ancienne direction et de réduire drastiquement les équipes de modération n’a pas été au goût des marques, soucieuses de ne pas être associées à des contenus haineux et toxiques.
La plateforme n’est pas en passe de s’assainir, avec l’introduction de la monétisation des comptes certifiés (ayant souscrit à l’abonnement Premium). C’est l’huile versée au moteur de « l’engagement bait » (littéralement appât à engagement), à savoir la production de contenus qui visent à gonfler artificiellement l’engagement, en quémandant des RT, likes, en posant des questions éculées, en postant du contenu controversé ou sensationnaliste. L’appât du gain encourage les usagers à tweeter pour faire réagir afin de flatter l’algorithme, qui récompense l’engagement en visibilité. Une visibilité désormais rémunératrice.
Si la création de contenus sur X offre la plupart du temps quelques centaines d’euros aux comptes à la coche bleue, elle peut dans certains cas s’avérer plus lucrative. Le compte de relayage d’informations Alerte Infos annonçait avoir touché 6 850,82 euros sur trois mois.
Un air devenu irrespirable sur X ?
Depuis la mise en œuvre du programme, des usagers se plaignent d’une détérioration de la qualité des contenus et d’une pollution de leur fil d’actualité sur X. « Est-ce que d’autres détestent comment leur fil d’actualité est devenu motivé par l’engagement bait ? », s’enquiert un usager sur le forum « r/Twitter » de Reddit.
Une mutation des pratiques a notamment été relevée chez les comptes de partage d’informations, comme Alerte Infos, accusés de verser dans le sensationnalisme, pour augmenter leurs revenus. Ce même phénomène a été constaté sur la plateforme Tiktok depuis le lancement de son fonds pour les créateurs en septembre 2020 en France. Elle est devenue le vivier de tendances visant à susciter le dégoût ou la colère (« rage bait »), comme celle des recettes répugnantes.
Une baisse de qualité des contenus multifactorielle
La dégradation du climat et des contenus sur X ne date pas de l’irruption de la monétisation ni de l’entrée en fonction d’Elon Musk. Elle est notamment imputable à l’introduction d’un algorithme de recommandation personnalisée en 2016, abreuvant les usagers en contenus « populaires ».
Néanmoins, depuis le rachat de X par Elon Musk, l’algorithme a été programmé pour amplifier davantage les contenus toxiques, comme le démontre une étude menée par Paul Bouchaud, David Chavalarias et Maziyar Panahi, parue dans la revue Scientific Reports en octobre 2023.
La modification de l’algorithme, combinée à la monétisation, peuvent donc expliquer l’appauvrissement des contenus, qui se manifeste dans le meilleur des cas par des tendances exaspérantes, au pire par de la désinformation.
Elon Musk, pompier pyromane, qui contribue au « réchauffement médiatique »
Elon Musk a lui-même reconnu le problème d’engagement farming qu’il a cultivé et a annoncé s’attaquer à la racine du fléau avec Grok. Il s’agit d’un outil d’intelligence artificielle conçu pour détecter les comportements de spam et remonter à la source des contenus plagiés, ayant servi de bouture pour être reproduits en masse. Musk a déclaré le 19 avril dans un tweet que les comptes s’adonnant à cette pratique seraient suspendus.
Mais qu’est-ce que l’engagement farming (littéralement agriculture ou élevage d’engagement) ? Qu’est-ce qui le distingue de l’engagement bait, notion davantage médiatisée ? Tout laisse à penser qu’elle est inspirée de l’univers du jeu vidéo, où la pratique du farming consiste à répéter les mêmes actions dans un périmètre limité, comme tuer les mêmes ennemis, pour amasser de l’argent du jeu, des objets et des points d’expérience facilement et rapidement.
Certains farmers (joueurs pratiquant le farming) ont fait de cette activité leur moyen de subsistance, en revendant des objets acquis dans le jeu contre de l’argent réel, ou en proposant leur service de farming contre rémunération (gold farming). En toute logique, le farming d’engagement, calqué sur l’expression vidéoludique, désigne la stratégie mise en œuvre pour gagner rapidement et sans effort de l’engagement sur ses posts. Le parallèle avec les jeux vidéo est d’autant plus frappant que certains usagers, à l’instar des farmers, peuvent désormais en vivre, grâce à la monétisation.
Cette interprétation est corroborée par l’IA Grok elle-même, citée dans un tweet, qui la définit comme « une stratégie utilisée pour accroître la visibilité et la portée du contenu d’un utilisateur sur les médias sociaux, souvent en participant à de multiples discussions simultanément sans y ajouter beaucoup de valeur, en taguant de nombreux utilisateurs pour attirer l’attention, ou en utilisant un contenu controversé pour susciter des réactions ».
Un assainissement de X est-il possible ?
Sans abandon de la monétisation et reconfiguration de l’algorithme, il est peu probable que Grok inverse la tendance de la course à l’engagement. La dégradation des échanges sur le réseau est la résultante directe des changements apportés au modèle économique de la plateforme. C’est pourquoi l’entrée en guerre contre l’engagement bait ou l’engagement farming semble, en plus d’être vaine, relever du paradoxe, et laisse suspecter un coup de communication.
Comme le remarque un internaute, l’IA comme l’humain n’est pas en mesure de déterminer l’intention de l’auteur d’un tweet, rendant difficile le repérage des appâts à engagement et mettant en doute la faisabilité du projet. « Si quelqu’un publie la fameuse question sur le rouleau de papier toilette [dans quel sens doit-on placer le rouleau de papier toilette ?], est-ce qu’il essaie de susciter de l’engagement ou simplement de s’amuser ? », interroge-t-il.
Le patron de X n’en est pas à sa première déclaration fracassante pour rassurer les annonceurs sur la fiabilité et l’authenticité des métriques d’engagement. En avril 2022, avant son acquisition de X, il s’était engagé à combattre farouchement les bots. Force est de constater deux ans plus tard que les bots pornographiques n’ont jamais eu un tel droit de cité sur la plateforme.
On peut d’autant plus douter de la sincérité de sa démarche que Musk s’est lui-même prêté au jeu de la keyboard trend. Quelques jours après son annonce sur l’engagement farming, il a invité les usagers à regarder entre les lettres Z et C de leur clavier qwerty qui, sans surprise, donne la lettre X. Chacun sa définition de l’engagement.
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