Le futur de la bière se trouve-t-il dans l’IA ? Les brasseries artisanales qui se laissent tenter par l’intelligence artificielle naviguent entre expérimentations et questionnements éthiques.

On a tous un avis sur la place grandissante de l’intelligence artificielle dans notre quotidien. Vous avez peut-être même déjà eu un débat enflammé sur le sujet à la terrasse d’un café, une pinte de bière fraîche à la main, sans vous douter qu’elle pouvait avoir été créée avec le coup de pouce d’une IA.

Il faut dire que la bière, c’est tangible. Probablement plus qu’un deepfake mettant en scène un politicien dans une situation compromettante ou une IA qui utilise les voix des artistes tendance sur des chansons du siècle dernier.

Pourtant, les brasseries françaises et internationales sont de plus en plus nombreuses à tester les possibilités offertes par des outils comme ChatGPT ou Midjourney. Des chercheurs belges affirmaient même, en mars 2024, que l’IA est meilleure qu’un palais entraîné pour déterminer comment améliorer une recette, et ainsi avoir plus de succès sur les applications de notation de bière.

De plus en plus d’IA sur les étiquettes de bières

« Ces derniers mois, je vois de plus en plus d’IA sur les étiquettes et les réseaux sociaux des brasseries », souligne Laurine Lemahieu, graphiste-illustratrice et brasseuse, interrogée par Numerama. « Avec mon œil de graphiste, je le repère assez vite, car il y a toujours une anomalie ou un côté un peu irréel. » 

Depuis la révolution brassicole des années 2010 et le nombre grandissant de brasseries en France (plus de 2 500 en 2023), brasseurs et brasseuses doivent redoubler d’imagination pour faire sortir leur produit du lot sur les réseaux, dans les rayons des cavistes ou des grandes surfaces. 

« C’est le premier contact avec la bière, inconsciemment le consommateur fait son choix si l’étiquette lui plaît ou non », analyse la graphiste. « Certains peuvent voir l’IA comme une façon de se démarquer. »

Une étiquette de bière générée par IA. // Source : Game Over Brewing Co.
Une étiquette de bière générée par IA. // Source : Game Over Brewing Co.

C’est le cas de Romain Lopez, fondateur de Game Over Brewing Co. à Toulouse : il a tout de suite intégré une IA générative pour ses visuels. Une démarche assumée qu’il définit auprès de Numerama comme créatrice, même si elle brusque parfois la clientèle.

« La majorité du public comprend, mais il y a eu des critiques et certains ont associé la brasserie à de mauvais produits par rapport à ça », regrette-t-il. « On pense que je fais ça pour faire des économies, mais je travaille avec un graphiste sur toutes mes étiquettes, il met en page et retravaille l’illustration quand je n’ai pas obtenu le résultat que je voulais à 100 %. » 

« À terme, il faudrait indiquer aux consommateurs si une illustration est générée par de l’IA ou non, en gros sur l’étiquette », juge Frederik Deveux, fondateur de la microbrasserie Tricyclhop à Mantes-La-Jolie, questionné par Numerama. S’il n’apprécie pas de voir le savoir-faire d’un artiste remplacé par une machine, il n’est pas totalement réfractaire à l’IA, qu’il utilise « pour [l]’aider à rédiger les contenus des réseaux sociaux, pour du mailing, pour de la recherche d’événements et tout ce qui [lui] permet de gagner du temps ».

D’autres, plus pragmatiques, font appel à ChatGPT pour sa puissance de calcul, utile durant les différentes étapes du brassage. « En formation, on apprend à faire des tas de calculs à la main pour déterminer le temps de chauffe ou la température pour le brassage. C’est vrai que ce sont des choses que ChatGPT serait capable de faire à ma place », reconnaît Laurine Lemahieu, avant d’ajouter dans un rire : « Quand on voit ça, on se dit qu’on ne sert plus à rien. »

Artisanal vs. artificiel

Si Romain Lopez mise sur la transparence avec sa clientèle, d’autres semblent moins à l’aise à l’idée de s’épancher sur une utilisation plus controversée de l’IA : créer les recettes des bières. « Je connais des brasseurs qui ont déjà testé, mais je ne pense pas qu’ils voudront en parler », confie une sommelière, qui préfère ne pas donner de noms. 

En quelques minutes, ChatGPT peut créer une recette de A à Z et l’adapter selon les ingrédients à utiliser, le style précis ou encore le budget. Reste que pour les brasseries françaises, la création pure et dure du produit semble la limite à ne pas franchir — du moins, publiquement. 

« C’est dans les valeurs d’une brasserie artisanale de mettre l’artisanat en avant dans sa production, donc déléguer la création à l’artificiel, ça en perd tout son sens », estime Frederik Deveux.

« Pas envisageable » non plus pour Romain Lopez qui, par curiosité, a quand même mis à l’épreuve ChatGPT. « L’IA n’a pas le palais pour goûter et toutes les recettes qu’elle propose sont super floues », estime-t-il. « La recette fait partie de la patte du brasseur et l’IA n’a pas l’intelligence créative et le côté pointu et technique du brasseur. »

La recette de la bière Hand Brewed By Robots a été créée avec ChatGPT. // Source : St Austell Brewery
La recette de la bière Hand Brewed By Robots a été créée avec ChatGPT. // Source : St Austell Brewery

Outre-Atlantique et outre-Manche, certains choisissent de faire de l’IA un argument marketing, prônant son côté novateur et sa technique. « Vous voulez voir ce que la science et la technologie peuvent produire ? » lance la brasserie américaine Branch and Blade Brewing sur ses réseaux sociaux, pour présenter sa bière entièrement générée par la machine, de la recette à l’étiquette.

Même chose chez les anglais de St Austell, installés dans les Cornouailles depuis 1851, qui justifient leur démarche comment étant « uniquement à des fins de nouveauté et d’expérimentation », rassurant sa clientèle sur le fait que la bière a tout de même été « fabriquée à la main » grâce à l’expérience du maître-brasseur.

Pour moi, c’est un outil comme un autre. »

Romain Lopez, fondateur de Game Over Brewing Co.

Intelligence artificielle et artisanat peuvent-ils vraiment cohabiter ? « Dans ma vision, ce n’est pas compatible », souffle Laurine Lemahieu. « Mais d’un autre côté, les artisans sont souvent seuls à tout gérer, ne se payent pas, je peux comprendre qu’ils fassent appel à l’IA par manque de moyen ou de temps, même si dire ça, c’est me tirer une balle dans le pied. » 

« Mon métier, c’est d’être brasseur et j’ai une éthique sur les produits que je veux utiliser dans les bières, mais sur l’identité de marque et visuelle, utiliser un outil ultra-moderne me pose moins problème  », conclut Romain Lopez. « Pour moi, c’est un outil comme un autre. »

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