C’est une décision provenant du monde réel, mais qui aura des répercussions très concrètes dans le monde virtuel. En raison d’un accord politique conclu entre le Royaume-Uni et Maurice concernant un archipel perdu dans l’océan Indien, le domaine national de premier niveau « .io » est menacé d’extinction — il pourrait ainsi disparaître de la surface du web.
C’est le scénario inattendu que met en lumière Gareth Edwards, auteur sur le site Every.to, dans un article paru le 8 octobre 2024. L’intéressé revient sur les conséquences de la décision du gouvernement britannique d’approuver la rétrocession de l’archipel des Chagos à Maurice, après une occupation qui a démarré au 19e siècle.
Lors du démantèlement de son empire colonial, le Royaume-Uni avait libéré Maurice en 1968. Cependant, Londres n’avait pas voulu aller jusqu’à rendre les îles Chagos pour des raisons stratégiques. Le territoire a été aménagé de façon à accueillir une importante base militaire américaine, Diego Garcia, via un accord de location avec les États-Unis.
Plus de cinquante ans après, pourtant, un nouveau deal est conclu : Maurice va récupérer la souveraineté de l’archipel, tandis que Londres pourra garder sa base militaire et l’accord passé avec Washington. Logiquement, ce transfert de souveraineté condamne l’entité juridique qu’a été le territoire britannique de l’océan Indien, qui devient sans objet.
Le territoire britannique a son domaine de premier niveau : « io »
Or, il s’avère que le territoire britannique de l’océan Indien avait récupéré des attributs particuliers en tant qu’entité administrative et géographique : un indicatif téléphonique (246), un code pays (IO et IOT) et un domaine national de premier niveau, le fameux « .io »). On le retrouve par exemple avec le nom de domaine du site officiel du territoire (biot.gov.io).
En principe, dès lors que le traité sera signé et ratifié (on parle de 2025), le territoire britannique cessera d’exister et, mécaniquement, une vaste mise à jour des instances internationales aura lieu également, pour en tenir compte. Cela inclut l’Organisation internationale de normalisation (ISO), qui pilote la norme ISO 3166 sur les codes des noms de pays.
Or, il s’avère que l’autorité chargée de la gestion de l’adressage sur Internet (IANA) « utilise les noms à deux lettres définis dans la norme ISO 3166-1 comme identifiants pour les domaines de premier niveau géographiques (ccTLD) », rappelle la société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ICANN).
Si l’ISO est « chargée de mettre à jour, de mettre en œuvre et de maintenir la norme ISO 3166 », la section ISO 3166/MA « est responsable des mises à jour, par exemple lorsqu’une extension géographique est créée ou cesse d’exister ». Il serait logique, donc, qu’avec la disparition du code pays ait lieu aussi l’extinction du ccTLD du territoire britannique.
Disparition ? Maintien ? L’avenir du « .io » reste à écrire
C’est en tout cas un sujet auquel les organisations de référence, telle l’ICANN, ont dû réfléchir. Il existe d’ailleurs des précédents : le domaine de premier niveau attribué à la Yougoslavie (.yu) a vécu de 1989 à 2010. Le ccTLD du Zaïre (.zr) a existé de 1997 à 2001, remplacé par « .cd » quand la République démocratique du Congo a vu le jour.
Reste que la disparition d’une entité juridique n’entraine pas forcément la suppression de son ccTLD, qu’il y ait une autre autorité après ou non. Preuve en est avec le domaine « .su » qui concernait l’Union soviétique. L’URSS a fini par disparaitre au tournant des années 1990, mais le ccTLD est toujours là, trente-cinq ans plus tard.
Il existe donc véritablement plusieurs options :
- un maintien du « .io », à l’image de ce qui a été fait avec le « su » ;
- une suppression pure et simple ;
- une mise en place d’un nouveau ccTLD dédié ;
Cette transition peut se faire sur des années, pour la stabilité des sites. Le Zaïre a disparu en 1997, mais le ccTLD a survécu quatre ans de plus. Pour le .yu, il y a eu près d’une décennie entre la disparition du territoire et celle du ccTLD (remplacé par « .rs » pour la Serbie et « .me » pour le Monténégro). De quoi laisser du temps pour se retourner.
Pour Gareth Edwards, l’issue ne fait guère de doute. « Une fois que le code de pays n’existera plus, le domaine devra également cesser d’exister », car les règles en la matière « sont fermes et claires ». Malgré tout, un délai est prévu, « à l’instar d’un locataire à qui l’on annonce que son propriétaire vend et qu’il doit déménager ».
Dans ce cas, les webmasters devront faire un gros travail d’optimisation (SEO) en amont, acheter de nouveaux noms de domaine, mettre en place des redirections jusqu’à la disparition du domaine initial, et faire un gros travail marketing pour promouvoir la nouvelle adresse. Plus tôt ce risque est pris en compte, plus douce sera la transition.
Un domaine très apprécié des jeux sur le web, mais pas que
Il reste toutefois à constater, concrètement, les effets réels de la rétrocession sur le « .io », domaine très apprécié. Il sert, par exemple, à des jeux en ligne, comme skribbl.io (une sorte de Dessinez, c’est gagné), agar.io (manger les autres avant de l’être), slither.io (la même chose avec un ver) ou bien itch.io, une plateforme de jeux vidéo indépendants rivale de Steam.
Historiquement, le domaine a aussi été relativement apprécié par les sites proposant des contenus culturels piratés — comme le portail francophone T411 spécialisé dans les liens BitTorrent ou encore l’application Popcorn Time qui servait à lancer des films et des séries via du streaming, via une interface à la Netflix.
La situation était telle, d’ailleurs, que le lobby des studios de cinéma aux États-Unis a déjà pointé du doigt le laxisme du registre chargé de piloter cette extension. D’autres domaines sont également ciblés, comme les ccTLD de la Russie (.ru), des îles Coco (.cc), de la Suisse (.ch), du Monténégro (.me) et des Tonga (.to).
Compte tenu des expériences passées avec d’autres pays, le sort de « io » ne sera pas probablement réglé avec quelques années, même dans le cas du scénario le plus sombre. La question est délicate, car le domaine a séduit les webmasters — on évoque plus de 1,6 million d’adresses enregistrées, dont beaucoup de jeux surnommés les jeux io.
C’est donc un pan non négligeable du web qui est touché par un processus de décolonisation qui était inachevé, pour un territoire dont la superficie en fait un confetti au milieu d’un vaste océan : 60 km². Pour avoir un ordre de grandeur, c’est à peu près la surface qu’occupe l’île de Manhattan, à New York. Petit territoire, mais grandes conséquences.
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