Les États-Unis vivent-ils un moment Spoutnik avec le modèle de langage chinois DeepSeek, qui s’est montré redoutable dans l’IA ? Peut-être. En tout cas, la Chine a vécu un évènement semblable il y a dix ans. Un « moment AlphaGo ». Et cela pourrait expliquer en partie l’existence de DeepSeek.

Un moment Spoutnik peut-il en cacher un autre ? Depuis l’arrivée du modèle de langage chinois DeepSeek, un parallèle est souvent fait avec la mise en orbite, en 1957, de la sonde soviétique Spoutnik, en raison des excellentes performances de l’IA par rapport aux systèmes occidentaux, et cela pour un coût de développement annoncé comme moindre.

Or, le moment Spoutnik est un évènement qui a été traumatique pour les États-Unis. On l’a même décrit comme un « Pearl Harbor technologique », pour refléter l’instant de stupéfaction et le sentiment de vulnérabilité du pays. En 1957, cela avait déclenché la course à l’espace, pendant deux décennies, et qui s’était achevée finalement par la victoire de l’Amérique.

DeepSeek Une
DeepSeek, le moment Spoutnik de 2025 pour les USA ? // Source : Numerama

DeepSeek serait donc aux États-Unis de 2025 ce qu’a été Spoutnik pour le pays durant la guerre froide, et cela appellerait donc prendre des mesures immédiates. En face, plus d’Union soviétique cette fois. Le nouveau rival stratégique s’appelle Pékin. Mais là encore, pour l’Amérique, il s’agit de se frotter à un système idéologique très différent.

DeepSeek déclenchera-t-il le même effet outre-Atlantique, avec une course à l’IA ? Sans doute est-il trop tôt pour le dire. En revanche, la Chine a peut-être, elle aussi, vécu son propre moment Spoutnik au milieu des années 2010. En cause ? Le logiciel d’intelligence artificielle AlphaGo, qui serait l’une des clés d’explication de la situation actuelle avec DeepSeek.

L’effet papillon : d’une partie de jeu de go au milieu des années 2010 à DeepSeek-R1 en 2025 ?

The Coming Wave
L’ouvrage. // Source : Mustafa Suleyman

Cette piste est nourrie par une réflexion développée dans l’ouvrage The Coming Wave: Technology, Power, and the Twenty-first Century’s Greatest Dilemma (La vague à venir : la technologie, le pouvoir et le plus grand dilemme du XXIe siècle), un essai écrit en 2023 par Mustafa Suleyman, que Bill Gates a lu et a trouvé passionnant.

Contrairement à celui du fondateur de Microsoft, le nom de Mustafa Suleyman vous est sûrement étranger. Il s’agit pourtant du cofondateur de DeepMind, avec Demis Hassabis et Shane Legg, une startup anglaise dédiée à la recherche en IA, devenue ensuite une branche de Google à la suite de son rachat en 2014.

Or, dans un extrait partagé sur les réseaux sociaux, Mustafa Suleyman suit l’idée que l’apparition d’AlphaGo a provoqué « un phénomène similaire » au moment Spoutnik en Chine, lorsque le système d’IA spécialisé dans le jeu de go ne s’est pas montré seulement redoutable. Il est apparu très vite qu’il serait imbattable.

« AlphaGo a rapidement été qualifié de Spoutnik chinois pour l’IA », lit-on dans le livre. Et, toujours selon l’auteur, qui a travaillé pour Google par la suite avant de monter en 2022 sa propre société, Inflection AI, cela a été très mal vécu dans l’Empire du Milieu. L’affaire du logiciel d’IA développé par Google et DeepMind a eu un énorme retentissement.

« En Chine, le go n’est pas seulement un jeu. Il représentait un ensemble plus vaste d’histoire, d’émotions et de calculs stratégiques », développe-t-il. Décrit comme un véritable « passe-temps national », c’est une activité qui se mêle intimement à l’identité et la culture chinoises. Le jeu, d’ailleurs, est né là-bas et de nombreux grands champions sont chinois.

AlphaGo a terrassé les meilleurs joueurs de go

Souvenez-vous. En 2016, une rencontre était organisée entre le Sud-Coréen Lee Sedol contre AlphaGo, dans une compétition en cinq manches. Classé 9e dan, l’un des plus hauts grades de la discipline, l’intéressé s’était montré confiant face à la machine. Il s’est toutefois fait surprendre dès la première partie, conclue par une défaite, puis une suivante.

Dans un sursaut d’orgueil et profitant aussi d’une erreur d’AlphaGo, Lee Sedol a finalement réussi à arracher une victoire lors du quatrième match. Insuffisant, hélas, pour changer la donne. Score final : 4-1 pour AlphaGo. Une prouesse récompensée en 2017, quand le système est devenu le « joueur » le mieux classé au monde au go.

Par la suite, le système avait aussi balayé plusieurs grands champions sous une fausse identité, lors de rencontres en ligne, y compris le numéro un de l’époque, le Chinois Ke Jie. D’autres rencontres en présentiel ont fini par être organisées, puisque les performances d’AlphaGo sonnaient comme un défi à relever.

Ke Jie, notamment, a accepté de relever le défi, avec un AlphaGo qui n’était cette fois plus dissimulé en ligne sous une fausse identité. Plusieurs modes de jeu ont été imaginés pour le spectacle, mais sans que cela ne change la donne. Ke Jie a été battu une première fois, avec un écart d’un seul point, puis une deuxième fois. Il a aussi remporté tous les autres matchs.

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Ke Jie, à gauche, contre AlphaGo. // Source : Google

L’aventure d’AlphaGo, étalée de 2016 à 2017 (l’IA a ensuite pris sa « retraite » sportive), a provoqué une onde de choc, similaire aux duels entre Deep Blue et Garry Kasparov aux échecs. Souvenez-vous : le champion humain avait perdu deux parties sur les six rencontres face à la machine conçue par IBM. Même si, à la fin, l’humain avait gagné.

Après cette séquence, le Sud-Coréen Lee Sedol en est venu à la conclusion que l’IA ne peut pas être vaincue, en se retirant du circuit. AlphaGo a aussi reçu à titre honorifique le grade de neuvième dan professionnel (le niveau maximal atteignable). Et la Chine a fini par censurer les duels de Go entre son champion et l’IA de Google.

La Chine a un objectif : devenir leader de l’IA en 2030

Ce « moment AlphaGo » a eu lieu il y a un peu moins de dix ans. Aux yeux de Mustafa Suleyman, il explique pour beaucoup la montée en puissance de la Chine dans l’IA ces dernières années. Ce n’est pas l’unique raison, sans doute, mais la gifle qu’a été AlphaGo à l’orgueil chinois, venant en outre d’une entreprise occidentale, a joué.

« La Chine s’était déjà engagée à investir massivement dans la science et la technologie, mais AlphaGo a contribué à focaliser encore davantage l’attention du gouvernement sur l’IA », écrit-il d’ailleurs. Il fallait réagir, d’ailleurs, car « les Américains et l’Occident […] menaçaient de s’approprier une technologie qui allait faire date. »

Or, poursuit l’auteur, la Chine « [a pris] douloureusement conscience du retard qu’elle a pris, perdant la course technologique face aux Européens et aux Américains sur différents fronts », alors que le pays « avec ses milliers d’années d’histoire, avait été autrefois le creuset de l’innovation technologique mondiale. »

Joe Biden et Xi Jinping
Joe Biden et Xi Jinping, en novembre 2024. // Source : The White House

Signe de l’électrochoc qui a traversé le pays ? « Le plan de développement de l’IA de nouvelle génération, annoncé deux mois seulement après que Ke Jie a été battu par AlphaGo, avait pour but d’associer le gouvernement, l’armée, les organismes de recherche et l’industrie dans une mission collective », relève encore l’auteur.

L’affaire était devenue très politique, puisque le Parti communiste chinois a, à diverses occasions, souligné l’importance de la science et des technologies « pour répondre aux besoins stratégiques » du pays. Et pour cela, il faut faire faire émerger des talents et être un moteur de l’innovation. Cela, pour ne plus subir un nouveau siècle d’humiliation.

En conséquence, un plan a été mis en place « pour devenir le leader mondial de l’IA d’ici à 2030 ». À cette date, « les théories, les technologies et les applications chinoises en matière d’IA atteindront des niveaux de premier plan au niveau mondial », et la Chine deviendra alors « le principal centre d’innovation en matière d’IA dans le monde. »

L’histoire ne dit pas encore si la Chine parviendra à son objectif dans cinq ans, puisque la réponse des États-Unis, notamment, reste à découvrir — de façon un peu ironique, un moment Spoutnik va peut-être un déclencher un autre. Et l’Europe dans tout ça ? Il reste à voir quel rôle elle pourra jouer autre que celui de compter les points.

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