Note : cet article a été publié pour la première fois sur InternetActu.net.
Tous deux fraîchement diplômés d’écoles de commerce, désormais bien entrés dans la vie active, Sylvie Krstulovic et Alban Martin se sont tous deux intéressés de manière à la fois active et créative, et indépendamment l’un de l’autre, aux nouveaux modèles économiques de la musique en ligne. Alors que le débat reste bien souvent enfermé dans des oppositions de principe, cette contribution commune explore certaines approches très concrètes au travers desquelles l’économie de la création se restructure, patiemment et (souvent) discrètement, à l’ombre et parfois à la faveur des échanges de fichier P2P.
1/ Où s’est déplacée la valeur dans la filière musicale ?
La musique en ligne se cherche un nouveau modèle. L’essor des réseaux d’échange type Peer to Peer pourrait laisser penser à première vue que le public n’accorde plus de valeur marchande à la musique numérique.
Or l’institut Jupiter Research nous apprenait en novembre 2003 que 26% des abonnés au haut débit étaient prêts à acheter de la musique en ligne. On estime à 6 millions le nombre d’abonnés haut débit en France à la fin de l’année. Il pourrait donc exister un potentiel de plus de 1,5 millions de consommateurs prêts à payer pour la musique. Reste à trouver le bon modèle.
Plus qu’un bon morceau de musique, ce que recherche le public est une bonne expérience musicale : c’est-à-dire une relation à la musique, à son auteur, à son univers sonore à la fois unique et chargée d’émotions. Une musique nous fait vibrer, ou sinon, on ne l’écoute pas. Et de telles vibrations, au-delà du talent, s’obtiennent en réduisant la distance avec les fans, en passant d’une relation anonyme, de masse, à une interaction personnelle et émotionnelle forte. Par rapport au CD, l’expérience musicale offerte par un concert live génère plus d’émotions en diminuant la distance physique et en immergeant complètement le fan dans l’univers de l’artiste. Signe des temps, les concerts ne se sont jamais aussi bien portés au cours de ces dernières années : Le Printemps de Bourges et le Zénith de Paris ont récemment dépassé leur record de fréquentation avec 1 million de spectateurs.
L’argent qui n’est plus dépensé pour découvrir de nouveaux artistes (notamment à cause de l’abondance de musique à disposition gratuitement) est en partie reporté pour obtenir une expérience plus riche, le contact direct et personnel avec l’artiste. Ce qui amène notamment Thierry Chassagne, partron de Warner Music à affirmer que Le disque ne sera plus longtemps l’investissement principal de la filière. Il a crée en juillet dernier un gros département de diversification: e-com, new media, merchandising, tournée. A l’instar d’EMI et Robbie Williams, Warner compte changer la donne et négocier les contrats comme dans le foot (1). Et l’internet sera clé dans ces nouveaux développements : Morvan Boury, directeur adjoint du label Virgin Music, qui s’occupe également de la stratégie numérique du groupe EMI Music France explique qu’aujourd’hui, on se fixe un objectif, sans doute très ambitieux, qui est de réaliser dans 5 ans 25% de notre chiffre d’affaire sur la musique dématérialisée. (2)
2/ la personnalisation est clé dans les nouvelles initiatives
Ce changement de modèle économique, pour une partie de la filière musicale, montre que tous les éléments permettant de personnaliser la relation avec l’univers musical de l’artiste sont valorisables : merchandising bien sûr, mais également partitions, paroles, interviews exclusives. Sur la plateforme en ligne Artistshare, le bassiste de jazz Todd Coolman propose à ses gold members qui ont payé 500 dollars d’inscription des leçons en ligne personnalisées de basse, c’est-à-dire une expérience musicale unique car sur-mesure. Ces cours particuliers incluent des essais, des illustrations, des exercices écrits, des interviews avec des collègues de Coolman, un dialogue avec l’artiste qui répond aux questions par email, du contenu audio exclusif en streaming, et des vidéos de démonstration téléchargeables. Coolman personnalise au maximum la relation en inscrivant sur la pochette de son CD à venir, Lessons in Jazz », le nom de ses gold members », devenus producteurs d’un jour.
La société Trust Media pousse le concept de personnalisation encore plus loin. Cette société propose aux artistes de conserver la trace du processus créatif en gardant plusieurs prises de chaque enregistrement. Par la suite, le public est capable de choisir et combiner ces variations afin d’obtenir une interprétation personnelle et unique de l’œuvre. Trust Media s’est lancée avec le groupe anglais Prodigy : Le 28 Juin 2004, ils ont proposé 5 000 versions différentes d’un extrait de leur nouvel album (qui n’était pas encore sorti à l’époque) au format MP3. Cette opération s’est soldée par 300 000 demandes à l’ouverture du site et les 5 000 versions uniques ont été vendues à 3€ dont 2€ de marge. Chaque fan possède ainsi une interprétation personnelle, et l’absence volontaire de protection type DRM permet une appropriation supplémentaire. En mettant à disposition des variations d’un même morceau, TrustMedia répond aux consommateurs qui sont prêts à acheter un contenu exclusif qu’on ne trouve nulle part ailleurs, et offre au public une œuvre d’art offrant une expérience unique – telle une peinture ou une sculpture.
3/ l’internet permet de capter une nouvelle audience et de fédérer une
communauté
Les artistes qui interagissent directement avec leur public, pour fournir l’expérience musicale la plus riche possible, ont beaucoup à y gagner : Le jeune groupe Myassa nous confiait récemment que les commentaires des fans sur le forum de Jamendo, où leur single est librement téléchargeable, lui avaient permis d’améliorer certains accords musicaux. Certains chanteurs comme Michel Jonasz connaissent un grand succès en s’adressant directement aux fans via l’internet : au début juin 2004, le chanteur concluait, après avoir quitté sa maison de disques et sans nouvel album à promouvoir, une tournée d’une trentaine de dates données à guichets fermés, dont un concert au Zénith de Paris annoncé par un affichage dans le métro et relayé via une base de 20 000 fans ayant laissé leurs coordonnées sur l’internet (3). Le web permet donc une communication de masse personnalisée à bas coût dont les artistes tirent directement profit directement. Les blogs musicaux comme la Blogotheque en sont une autre manifestation.
L’artiste peut aussi être guidé par des intermédiaires qui valorisent et animent sa communauté de fans : l’agence en communication AttitudeNet gère ainsi les fans du chanteur M (Mathieu Chedid), à travers un site web dédié, intitulé qui2nous2.com, qui compterait 70 000 membres. Depuis 4 ans, l’agence anime cette communauté qui est devenue le premier vecteur de promotion et de remplissage des concerts de l’artiste, à un coût marketing nettement inférieur aux campagnes de mass media. Le site propose aux fans des contenus exclusifs, et la possibilité de contribuer à la future rétrospective de la tournée de l’artiste.
L’agence de conseil en marketing et communication en ligne Heaven est également très active dans le domaine musical, notamment en s’approchant de ce qu’elle nomme les influenceurs ». Ces agences ont développé des méthodes adaptées pour approcher et valoriser cette audience d’un genre nouveau, qui élabore ses goûts musicaux principalement via l’internet. Ces nouveaux entrants permettent de rapprocher les artistes et les fans, dans une logique de matching (4).
4/ Les initiatives récentes tentent de co-opter les fans
La proximité entre un artiste et sa communauté de fans créée des liens affectifs et une expérience forte qui permettent à l’artiste de faire appel directement à son public, pour sa production, sa promotion, sa distribution et sa commercialisation. La musicienne de jazz Maria Schneider a par exemple levé plus de 80 000 dollars via Artistshare pour produire son CD qui a remporté un Grammy Award en février 2005. Après avoir essuyé le refus de Warner Music de produire son 4e album, le groupe Wilco a mis ses morceaux à disposition du public, notamment via les réseaux de P2P, pour lancer la promotion de son disque, et a réalisé une tournée archi-comble de 30 dates. Le groupe américain The Decemberists, qui vient de sortie son cinquième album, Picaresque, sur le label indépendant Kill Rock Stars, a décidé de distribuer le clip de son single sur le réseau BitTorrent, mettant à contribution des internautes pour héberger le fichier. Enfin les fans peuvent se charger efficacement de la commercialisation : les vente du single Jupiter Darling du groupe Heart, encodé au format Weed (qui permet aux internautes de toucher une commission sur chaque MP3 téléchargé depuis leur ordinateur) ont dépassé en trois semaines les ventes via iTunes. C’est une bonne illustration de ce qu’on nomme la superdistribution (5).
Les Majors cherchent également à impliquer et intéresser leur base de fans. Lors du Tilt Festival 2005, EMI proposait ainsi, lors d’une Clip’n’Remix Party, de remixer un titre musical du de l’auteur-compositeur-interprête Cali ou d’en réaliser le clip. Durant un après-midi, la salle El Médiator de Perpignan s’est transformée en plateau de mixage, où les fans pouvaient monter les sources vidéo et audio des captations d’un concert de Cali. Le meilleur clip live, ainsi que la meilleure nouvelle version d’un morceau du chanteur, seront commercialisés.
EMI co-opte également les personnes faisant partie d’un fan club pour former des street teams, chargées de faire la promotion d’un concert qui a lieu dans leur ville par exemple. Ils reçoivent des flyers à imprimer, des objets promotionnels, et s’investissent dans la promotion locale de leur idole. En échange, pas de rémunération, mais une expérience musicale plus riche avec accès au concert, aux backstages, voire même, comme ce fut le cas lors d’un concert des Smashing Pumpkins, de gagner la guitare basse de l’un des musiciens.
5/ Donner, pour favoriser l’expérience musicale valorisable aux yeux du public
On assiste petit à petit à une co-création de valeur entre artistes et fans, rendue possible grâce à des interactions directes sur l’internet. Cette nouvelle valeur devrait être de plus en plus exploitée pour explorer les nouveaux modèles économiques de la musique en ligne. La plate-forme Bnflower profite au mieux de ces nouvelles règles du jeu, confondant les notions d’artistes, de fans, de prestataires de services, et de clients. Elle met en contact des artistes (les Flowers, ou fleurs) et des fans (les Bees, ou abeilles) pour co-créer de la valeur. Ainsi un fan peut-il aider un artiste indépendant qu’il découvre sur le forum de discussion en lui proposant un Fly. Un Fly peut consister en un billet sur son blog, ou un hébergement de MP3 sur un site perso, ou un mail recommandant l’artiste à ses amis, un lien vers le site de l’artiste, une insertion dans un podcast, etc. Une Bee peut aussi faire un don à l’artiste. Cela signifie que l’argent versé n’est pas régi par une valeur économique, mais par la passion suscitée par la musique, par l’intensité de l’expérience transmise. Le prix rémunère un produit, alors que le don, variable et autonome par nature, valorise une expérience personnelle. L’artiste a donc tout intérêt à nourrir le dialogue et l’échange avec les fans, en leur proposant du contenu exclusif via Bnflower, pour enrichir l’expérience.
Ainsi, grâce à l’internet, les artistes gagnent-ils peu à peu la possibilité de se libérer de la vente exclusive d’un produit physique, le disque compact, pour créer de l’interactivité et fournir une expérience musicale la plus riche possible. Ce mouvement est aussi rendu possible juridiquement grâce aux licences, dont la licence Creative Commons. Les morceaux ainsi distribués se voient offrir potentiellement beaucoup plus de moyens de diffusion et de promotion (podcast, webradio, réseaux P2P, plates-formes musicales, radios personnalisables type indie.tv, compatibilité avec tous lecteurs MP3, etc.), car l’appropriation par le public est plus simple. En permettant au public d’obtenir gratuitement, directement et simplement du contenu, cette forme de distribution encourage à dépenser de l’argent sur des services ou des produits qui vont au-delà de la simple vente d’un support physique. Le groupe Godon distribue par exemple sa musique sur l’internet sous Creative Commons : les fans peuvent alors enrichir leur expérience musicale grâce à des éditions limitées des disques compacts, des billets de concerts et des bons moments à passer en compagnie des musiciens, en chair et en os!
Le gratuit comme point de départ de la co-création de valeur, est un nouveau modèle économique à inventer pour la musique payante, centré autour de l’expérience musicale.
Sylvie Krstulovic
Business Development chez 1-Click Media, elle est « une femme passionnée par les stratégies marketing dans le secteur des contenus digitaux« . Retrouvez le blog de S.K. sur http://mymusic.typepad.com/
Alban Martin
Auteur du livre « The Entertainment Industry is Cracked, Here is the Patch ! « , aux éditions Publibook, il dirige le site cocreation.fr dédié à la co-création de valeur.
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