Mise à jour : Un mois après cette interview, le fondateur d’Ubuntu s’est exprimé sur le blog Ubuntu Insights pour confirmer non seulement l’abandon de l’Ubuntu Phone mais également celui de Unity 8, l’environnement graphique qui devait accompagner les prochaines versions de la distribution. Petit coup d’éclat dans la communauté du libre, ce billet au ton personnel permet à M. Shuttleworth de justifier la mise à mort de l’ensemble de ces projets. Il précise que la contrainte financière et commerciale a déterminé une « décision très difficile ». En effet, Canonical dégage la très grande majorité de son revenu grâce au cloud et aux serveurs.
14:46. Nous patientons près de l’hotesse. Je regarde l’heure sur mon smartphone : dans quelques minutes, il sera finalement 15 heures, soit précisement l’horaire du rendez-vous accepté plus tôt dans la semaine. Il en aura fallu des tours et des détours sur le stand Canonical, placé ambitieusement entre Huawei et LG, pour finalement obtenir le rendez-vous que nous voulions : l’entretien avec Mark Shuttleworth.
Il faut dire que cette année, le CEO et sa firme Canonical n’étaient pas là pour la presse et vendre, one more thing à la bouche, un gadget rutilant qui ferait rêver les fans. En 2017, Canonical jouait la carte de l’expert, celui qui — entouré de ses partenaires — explique aux opérateurs, les telco, que l’or de la 5G passera par des solutions libres. Des solutions et des prestations vendues, évidemment, par la société anglaise qui comptait décrocher ses plus importants contrats de l’année à venir lors du rendez-vous barcelonnais.
Mais nous, appareil photo en bandoulière et carnet de note à la main, nous venions, comme des abeilles attirées par une ruche, toujours sonner à la porte du service presse de Canonical. Et malgré notre badge, notre large sourire et notre insistance, il aura fallu attendre quelques jours, soit la toute fin du MWC, pour décrocher la fameuse interview avec l’homme derrière la marque.
Touriste spatial, millionaire, excentrique et autoritaire, Mark Shuttleworth indiffère rarement ; philantrope, généreux, brillant et passionné, il ne correspond pas non plus au portrait de grand méchant loup du libre qui est fait de lui dans certaines communautés. De fait, pour comprendre comment en deux décennies, un jeune ingénieur blindé aux as a voulu bouleverser les linuxiens, il nous fallait plus qu’un gentil tour du stand Ubuntu.
14:59 : une silhouette trappue mais dynamique, tournoyant sur elle-même pour lâcher des salutations et serrer des mains, s’approche de moi. Voilà que se dresse Monsieur Ubuntu, même regard vif que sur les photos de l’ISS, visiblement impatient, qui m’empoigne la main avec énergie avant de me tirer le bras pour me conduire vers un serveur. Mark Shuttleworth est alors lancé, comme un script prêt à s’exécuter sans la moindre erreur.
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Des serveurs et des hommes
Nous nous approchons d’un boitier repeint aux couleurs vives et tranchées de la marque. On distingue le logo Dell, à peine recouvert par celui d’Ubuntu. Rapidement, avant même d’avoir eu le temps de dire un mot, Shuttleworth précise, explique et démontre Metal as a Service (MAAS) un logiciel maison qu’il me vend comme on vend un smartphone :
« Cela crée l’idée d’un cloud complètement modulaire, flexible. La gestion du matériel est totalement dynamique, sur votre data-center vous pouvez allouer et gérer les ressources que vous donnez à chaque tâche, à chaque groupe de personne. C’est Metal as a Service (MAAS). Or, que pouvez-vous faire grâce à cela ? Vous pouvez construire un OpenStack par-dessus, vous avez besoin pour cela des différents éléments nécessaires à OpenStack… » — Mark commence à manipuler le serveur Dell sur lequel il va déployer grâce à MAAS une infrastructure cloud, le tout avec une interface graphique.
« Donc là, Corentin, je viens seulement de changer l’utilisation et l’exploitation de mes serveurs en quelques clics. J’ai donc OpenStack déployé à l’instant sur six de nos machines présentes sur le stand, en quelques secondes. »
Le fondateur d’Ubuntu semble parfaitement satisfait de son système qui rend selon ses mots les serveurs plus maléables, et invite à l’hyperscale ou au scale down en quelques clics. De notre côté, nous ne déployons pas OpenStack tous les matins et devons reconnaître notre méconnaissance. Néanmoins voir Shuttleworth pianoter sur son logiciel aux couleurs chatoyantes, tout sourire, nous laisse bien plus imaginer qu’il installe une appli sur son smartphone plutôt qu’une infrastructure sur six machines en même temps.
Shuttleworth nous demande à nouveau de regarder vers l’écran de l’une des installations du stand : « Là tu peux voir les Charms. Ils représentent l’opération d’une application particulière et vont pouvoir agir au-dessus de MAAS pour aller encore plus vite. Là, j’ai un OpenStack, je vais y ajouter un Charm pour en faire une solution cloud à la maison. Mais, et c’est ce que nous montrons beaucoup aujourd’hui aux opérateurs téléphoniques, nous pouvons également utiliser Juju pour activer et gérer un réseau mobile sur une antenne avec la même dextérité. »
Pensez donc 5G ; c’est ce que Shuttleworth insinue. L’ancien touriste de l’espace s’agite, commence à ajouter une base MySQL, on finit par ne plus le suivre dans sa démonstration, mais à la fin, après avoir bidouillé sur les logiciels qu’il a lui même inventé dans sa maison anglaise, il nous regarde fièrement et explique avoir déployé un service web en moins de deux minutes — montre en main — grâce à Ubuntu, MAAS et Juju.
Impressionnant ? Peut-être, mais nous avons comme l’impression que le Mark Shuttleworth que nous rencontrons en fin de salon n’a pas encore quitté son costume de VRP.
Shuttleworth, jamais sans son costume de VRP
Et il ne le quittera pas de suite. Nous rentrons donc dans son jeu et le suivons, à la rencontre des fidèles, des proches et des partenaires présents sur le stand Ubuntu, l’œuvre de sa vie.
Lorsqu’il s’approche des stands, pourtant rarement tenus par des employés de Canonical mais bien souvent par des partenaires, les professionnels s’éloignent et laissent le maître faire son tour, parader avec ses solutions. Même lorsqu’il s’approche d’une station métérologique tournant sous Ubuntu — en démo pour montrer les possibilités de l’edge-computing grâce à Canonical — l’ingénieur sud-africain semble prendre son pied, il connaît et maitrîse les recoins de son OS comme ceux de sa poche, et s’amuse visiblement comme un enfant.
Alors qu’il discute edge-computing avec un employé d’une startup conviée par sa société, Shuttleworth est déjà, la tête dans les étoiles, en train d’inventer un nouveau logiciel, une nouvelle solution. La discussion entre les deux hommes s’active, Mark est de plus en plus excité, comme animé et transcendé par son idée. Il commence à débiter, volubile, une longue liste de choses possibles grâce à ses logiciels.
Autour de nous, chacun tente aussi de suivre l’idée du patron avant qu’elle ne s’évanouisse
Nous, le public qui assistons malgré nous à la naissance d’une idée, nous retrouvons perdus. Bientôt nous entendons des concepts name-dropés dans une discussion que l’ingénieur semble n’avoir plus qu’avec lui-même. Autour de nous, chacun tente aussi de suivre l’idée du patron avant qu’elle ne s’évanouisse : drone, Intel, Edge Computing, Raspberry, future, cloud etc. Shuttleworth s’emballe, son monde opine.
En réécoutant l’enregistrement de cette séquence, nous comprenons qu’à ce moment-là, qui ne dure en réalité qu’une petite dizaine de minutes, le big boss d’Ubuntu expliquait qu’il pourrait, pour le prochain MWC, installer et programmer un système de lumières intelligentes sur son stand, qui pourrait permettre de visualiser de la data, grâce au edge-computing. Puis, il finit par conclure que des drones pourraient même livrer des bonbons grâce à Ubuntu. Sa démonstration se termine par un aquiescement général et Mark Shuttleworth fier de son ultime coup a réussi à épater ses courtisans.
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L’homme qui valait un milliard de serveurs
Auréolé, le boss peut alors se diriger vers le cœur de son stand où nous attend une salle immaculée, nommée sans originalité « Gaudi ». Dans celle-ci, toute la semaine durant, Canonical a dû signer des contrats et animer les pourparlers avec les opérateurs téléphoniques, cible principale de ce MWC pour la firme qui souhaite leur vendre l’expertise siglée Ubuntu.
Nous nous retrouvons donc, enfin, en face à face avec Monsieur Ubuntu. Nous savons que nous devons aller vite car le salon barcelonnais ferme ses portes dans moins d’une trentaine de minutes, et nous avons déjà l’intime conviction, après son introduction technique réalisée sur les chapeaux de roues, qu’avec Shuttleworth, la vitesse et l’efficacité comptent même face à la presse.
Une presse que le CEO ne rencontre finalement que par intermittence : les interviews de l’ingénieur sont éparpillées sur le web comme autant de fragments de la vie de ce sud-africain. Récemment, c’est dans les colonnes du Business Insider qu’il s’exprimait, pour l’alliance avec Microsoft ; plus emblématiquement, c’est dans le Guardian qu’il parlait de la sortie de la version 8.04 d’Ubuntu — feu Hardy Heron.
Toutefois, Shuttleworth ne fait indéniablement pas partie d’une élite de la tech que l’on imagine parcourir les médias, préchant une bonne parole futuriste et révolutionnaire, à-la-Elon-Musk. Certains rétorqueront que dans une Silicon Valley dominée par l’argent, ce ne sont pas les bénéfices — inexistants — de Canonical qui vont l’aider à devenir un gourou. Nous leur réponderons que si l’on mesure l’impact d’un homme sur le monde non pas en dollars mais en projets réalisés, un Shuttleworth vaut bien un Musk.
Et c’est donc ainsi que nous avons souhaité l’interroger : lui, Mark Shuttleworth, qui il y a bientôt vingt-ans promettait de créér un système GNU/Linux pour les êtres humains, non sans ironie ; ou encore lui, qui regarde la tech du haut des millions d’appareils — mobiles, serveurs, laptops, voitures, etc. — régis par le système né dans ses neurones. Quel bilan tire-t-il des décennies passées. Quelles prédictions fait-il pour les futures ? Pour tenter, en moins d’une heure, de dresser les contours de la réflexion de l’homme derrière Ubuntu, nous avons donc joué, tac-au-tac, avec un Shuttleworth plutôt locace qui ne prend que rarement des pincettes pour nous répondre.
Afin de commencer sur une note humoristique, nos lecteurs nous ont demandé de vous poser la question suivante : serez-vous le prochain touriste spaciale chez SpaceX pour partir sur la Lune ? Vous avez déjà été sur l’ISS.
Rires. Je crois que vous avez répondu à la question en la posant : j’ai déjà fait cela. Et je pense que c’est très excitant de retourner dans l’espace mais j’ai le sentiment que les sensations, l’expérience, je les ai comme déjà déverouillées. Aujourd’hui, je suis bien plus absorbé par une refléxion sur l’essence des logiciels et la manière dont ils changent le monde, et de fait, comment moi, je peux changer le monde. J’étais un touriste, et pas un spécialiste.
Les symboles comptent pour vous. Pourquoi appeler votre entreprise Canonical ?
(NDLR : l’adjectif se traduirait en français par canonique, venant des lois canoniques de l’Eglise puis utilisé couramment, notamment en informatique, pour désigner des standardisations, normalisations veriticales)
L’idée derrière Canonical est de trouver la manière la plus habile et la plus appropriée de faire quelque chose. Donc nous pensons d’abord beaucoup à la manière de faire ce que nous entreprenons : quelle est la bonne méthode ?
Souvent, on perd du temps car il existe toujours des milliers de façons de faire et d’accomplir ce quelque chose et c’est tant mieux, mais parfois cette reflexion sur la bonne méthode devient plus importante que votre projet lui-même, et c’est ce qui comptera le plus quand vous direz aux gens : « Hey, si nous nous mettions désormais tous à faire cette chose de la même manière ? Et ainsi, chacun en obtiendra plus de l’autre. »
Vous avez pu observer un exemple de cette philosophie ici, sur notre stand. Le fait que les quarante ou cinquante gars présents ici sont tous en train de faire quelque-chose de différent, 5G, robotique, cloud… mais que ces choses peuvent déjà fonctionner ensemble, sans encombres, grâce à Snap. C’est un exemple parfait, canon donc, d’une manière « Canonical » de faire les choses.
Nous pouvons laisser chacun faire ce qu’il veut avec ses logiciels, nous pouvons tous faire différement, mais nous pensons que quelqu’un doit dire : voici la meilleure manière de faire. Je crois vraiment que parfois il existe une vraie valeur, un sens, à diriger la manière dont sont faites les choses : avoir un leadership. Ça, c’est donc Canonical.
« Avoir un leadership : ça, c’est Canonical »
Ce n’est pas toujours populaire, car parfois quand vous dites cela, les gens s’énervent, tapent du poing sur la table et hurlent : Je veux la liberté ! (il mime alors un linuxien en colère en train d’effectivement taper du poing sur la table.) Or la liberté, elle demeure. Si vous voulez la liberté, prenez-la et faites en ce que vous voulez. Moi personnellement, je veux seulement que les choses avancent plus vite. Cela veut donc effectivement dire : trouver une bonne méthode, qui soit à la fois intelligente, appropriée et transparente, de diriger.
Avec les Charms de Juju, nous avons fait la même chose. Jusque-là chacun pouvait faire son script dans son coin pour faire fonctionner son système. Nous avons décidé de rendre cela plus simple : vous prenez ce script, le mettez dans un Charm, et vous le rendez intéropérable avec d’autres programmes. Aujourd’hui, avec Juju, on a un système qui permet à quelqu’un de développer une solution qui pourra fonctionner, immédiatement, avec d’autres. C’est pour cela que nous insistons sur le fait que cela permet à chacun d’obtenir plus de l’autre. Encore une fois, c’était, avec Juju comme avec Snap, une façon « Canonical » de faire les choses.
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Nous parlons là de Canonical, mais à vous entendre, on pense forcément à vous, en tant que personne. La manière dont vous avez conduit les gens vers Ubuntu avec cette méthode qui vous a amené à diriger un des plus grand projet du libre, tout cela semble lié d’abord à votre personne et non avec une société. Comment imaginer le futur de Linux et surtout d’Ubuntu, sans vous ? Le faites-vous ?
En réalité, aujourd’hui, cette idée ne me fait pas peur. Si ce n’est pas moi, si ce n’est pas Ubuntu, ce sera autre chose et ça me va.
Actuellement, nous occupons une position très importante mais si nous merdons, alors, quelqu’un d’autre prendra notre place et continuera d’avancer. Et chaque jour il y a des gens qui se lancent sur ce chemin et souhaitent avancer, et cela me va. C’est même génial.
« Si ce n’est pas Ubuntu, ce sera autre chose et ça me va »
Je pense qu’Ubuntu doit se rappeler qu’on ne devient pas la plateforme que tout le monde utilise si on merde à un moment donné. Il faut donc penser, il faut travailler et enfin il faut mériter la confiance que l’on vous donne.
Il vous faudra énormément de travail pour mériter cette confiance, celle qui fera de vous la plateforme leader. Et si jamais vous gagnez cette confiance, alors là vous pourrez faire des choses qui comptent. Vous aurez alors l’opportunité de changer la vie des gens et les rendre plus autonomes.
Ce fut ma démarche. J’ai toujours cherché à gagner la confiance des gens et des communautés. Mais lorsque vous commencez à dire qu’il y a une bonne façon de faire les choses, parfois même une meilleure que celle que les gens connaissent, vous trouverez toujours des personnes sur votre route pour vous dire que c’est irréalisable, que c’est fou, que vous êtes monopolistique, autoritaire et enfin que vous entravez la fameuse liberté.
Tout cela, ce n’est pas grave, car mon point, mon but, c’est seulement d’inviter les personnes à accomplir quelque chose. J’ai donc toujours dit : « vous voulez venir ? Allons-y, mais allons-y le plus rapidement possible et alors, peut-être, nous ferons quelque chose d’incroyable si j’ai raison. » Si cela fonctionne, chacun pourra en tirer ce qu’il veut, c’est le libre, et si je me trompe depuis le début, allez suivre quelqu’un d’autre, ce n’est pas grave.
En parlant des objectifs que vous vous fixez, parlons de l’Ubuntu Phone. Que va-t-il devenir ?
J’adore la vision et je continuerai de l’aimer. (Shuttleworth se pose quelques instants avant d’enchaîner.)
Comment jugez-vous votre vie ? Si vous souhaitez la juger, vous allez vous demander : quel type de personne suis-je ? Puis vous allez examiner votre loyauté aux engagements que vous avez pris pour l’avenir. Le monde change sans cesse, et personnellement j’ai toujours dit : je veux changer ce monde, mais en mieux. C’est mon engagement.
Comment jugez-vous votre vie ?
Or, de la manière dont je le perçois, avec l’Ubuntu Phone, nous avions choisi un projet périlleux et difficile à accomplir. Mais ce projet, nous l’avons réalisé de manière complètement libre, tout a été open source depuis le tout début, de surcroit, nous ne l’avons pas fait comme tout le monde le faisait à l’époque — nous souhaitions caresser le futur avec la convergence.
Nous ne sommes pas une société multi-milliardaire, nous avons de très minces ressources, et, en fin de compte, nous n’avons pas été capables de construire le smartphone que tout le monde utilise. Cela me frustre follement, car je sais que la vision que nous avions, la convergence, est exactement ce qu’il va advenir. Regarde, autour de nous on voit Android aller vers la convergence, Microsoft l’a déjà fait.
Vraiment, cela me frustre car j’ai le sentiment que nous étions en mesure de faire quelque chose. Nous avions l’opportunité d’emener la communauté du libre vers l’innovation et faire d’elle une pionnière sur le mobile.
« Nous n’avons pas été capable de construire le smartphone que tout le monde utilise »
Mais malheureusement, c’est devenu très controversé, même dans la communauté. (Il insiste) Chacune des choses que nous avons faites [chez Canonical] devenait un sujet à polémiques. Nos concurrents insinuaient que nous étions le mal absolu, que contribuer librement à nos projets était une faute et que notre licensing agreement était terrible et mauvais. On entendait partout Mir ! Mir ! Mir ! comme le motif d’une guerre [ndlr : Mir est une solution concurrente au serveur Wayland développé par Gnome, KDE, etc.].
Nous devrons donc, nous, réflechir à toute cette période, mais la communauté du libre devrait également y penser. Certes, vous pouvez être en colère contre tout, mais dès lors, vous n’accomplissez plus rien. Pourquoi être en colère contre une communauté [celle d’Ubuntu] qui souhaite simplement aller de l’avant ? Dans ce cas-là, tout ce que vous faites, c’est retenir le progrès des logiciels libres et entraver leur réussite dans un monde propriétaire.
« Vous pouvez être en colère contre tout, mais dès lors, vous n’accomplissez plus rien »
Je suis vraiment contrarié de voir que la communauté du libre penser qu’il était normal de s’opposer avec colère à un leadership comme le notre avec Mir, un projet qui aurait pu redéfinir nos standards par le haut. Mir aurait du être le principe fondateur d’une interface libre pour nos mobiles, mais toute cette opposition a rendu impossible pour Canonical la tâche d’aggrandir et d’enrichir l’écosystème mobile fondé sur Mir grâce aux contributions de différentes communautés. En fin de compte, nous nous sommes sentis très seuls.
Ca n’a donc pas fonctionné. Peut-être que cela n’a pas fonctionné car ce n’était pas la bonne idée, ou parce que les autres sociétés en face étaient trop importantes, ou peut-être même que cela n’a pas fonctionné car nous sommes de pitoyables ingénieurs, nous ne saurons jamais.
Mais vraiment, je pense que la communauté des logiciels libres devrait commencer, enfin, à encourager les gens à prendre des risques en dirigeant des grands projets libres. Nous aurions pu y arriver tous ensemble. Tout était libre, nous aurions pu avoir du libre dans nos mains, mais il y a eu tant de colère, de ressentiment, que nous avons échoué. Maintenant, regardez Ubuntu Phone, c’est joli, ça fonctionne et cela traduit une vision, la convergence, que l’on va retrouver partout dans les années à venir, mais ça a merdé.
C’est vraiment étrange autant de colère, je veux vraiment demander aux communautés de Wayland, de GNOME et de KDE de refléchir à nouveau à tout cela.
Actuellement, vous n’avez plus le choix. C’est soit iOS, soit Android. La communauté du libre n’a-t-elle pas manqué son rendez-vous avec le futur ?
Si, totalement. Nous avons manqué une opportunité géniale. Peut-être était-ce de ma faute, mais au moins, j’ai essayé. Peut-être que j’ai fait des erreurs, mais j’avais une vision et elle était juste. Si nous avions pu aller plus rapidement… Et si seulement, toutes ces communautés n’avaient pas voulu faire de tout cela une grande polémique, nous serions allés bien plus vite.
« Le tribalisme du libre, le fameux Gnome versus KDE versus Ubuntu etc., cela ne sert qu’à générer du ressentiment »
Ce qui me fait penser à quelque chose que l’on se disait plus tôt : tu dois mériter la confiance, tu dois mériter ton droit à être une part du futur. Or les logiciels libres, par essence, n’ont pas automatiquement ce droit à faire parti du futur. Ils ont naturellement besoin de personnes qui voient l’avenir et de personnes capables de s’investir pour cette vision.
Mais le tribalisme de la communauté, le fameux Gnome versus KDE versus Ubuntu etc., cela ne sert qu’à générer un ressentiment permanent qui empêche tout le monde d’avancer et montre une face sombre du libre. Je ne respecte pas cela.
Parlons un peu de l’ordinateur de bureau maintenant : la prochaine version, 17.04, ne devrait-elle pas être la première version d’Unity 8, votre nouvel environnement graphique maison ?
Nous n’adopterons pas, par défaut, Unity 8 tant que notre communauté ne nous donnera pas son feu vert pour que cet environnement devienne celui que chacun utilise. J’ai, par le passé, poussé Unity 7 trop radicalement et trop rapidement comme système par défaut. J’avais alors la vision d’une interface utilisateur prête pour l’avenir… mais les gens ne l’ont pas vue, et à nouveau on entendait que j’abusais de ma position sur le monde du libre et certains y ont perdu la confiance qu’ils me donnaient.
J’ai donc appris une leçon grâce à cet épisode. Donc nous attendrons que Unity 8 soit parfaitement prêt pour être présent sur nos desktops.
On pourrait avoir l’impression, en vous écoutant parler de vos regrets pour le libre, que vous êtes pessimiste. Mais votre promesse n’était-elle pas Linux for human being ? Nous y sommes non ?
Rien ne me rend plus fier que de voir des gens brillants faire des choses brillantes grâce à Ubuntu.
« Je sais que tout n’a pas merdé »
Par exemple, nous pourrions parler de la nouvelle génération du libre, Mate, Mint, Elementary etc., ils sont tous en train de vivre leur rêve, leur vision, grâce à Ubuntu. C’est une immense fierté, nous avons accompli quelque-chose ici.
Et regarde notre stand cette année, nous avons fait venir des startups comme des grosses entreprises, elles sont toutes là avec leurs histoires, leurs produits, mais réunies grâce à Ubuntu. Une fierté encore pour Ubuntu qui permet tout cela.
Je saisque tout n’a pas merdé. Mais si tout n’a pas merdé, tout n’a pas non plus été réalisé parfaitement et j’ai bien sûr des regrets. Toutefois, à la fin, je me rends à l’évidence qu’il faut que je me fasse à l’idée qu’il y a deux faces à un projet, celle qui réussit et celle qui échoue. Il faut vivre avec ces deux faces.
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Too long ; don’t read
Pour terminer ce MWC et cet entretien fleuve malgré sa courte durée apparente, nous avions prévu un exercice fallacieux et légèrement piégeux pour notre hôte du jour. Pour chaque question, Shuttleworth n’avait qu’une seule réponse possible.
Richard Stallman ou Linus Torvalds ?
Il refléchit… avant de lâcher un « Oui » hilare.
Elon Musk or Mark Zuckerberg ?
Musk !
Tim Cook ou Satya Nadella ?
Là, il nous toise avant d’inspirer profondément. Shuttleworth patiente cinq bonnes secondes avant de finir par dire, grave : « Nadella. »
Uber ou Tesla ?
Tesla.
Réalité augmentée ou réalité virtuelle ?
Sans hésitations, il réplique : « réalité augmentée. »
Enfin, Theresa May ou Donald Trump ?
Oh… Non.
Je vais vous poser enfin la question que tout les utilisateurs d’Ubuntu se posent : après Zesty, la version 17.04, vous devrez changer votre système de noms de version [ndlr : qui repose sur l’alphabet]. Allez-vous revenir au A ?
Rires. Toi, qu’est ce que tu voudrais qu’on fasse après ça ? Qu’est ce que tu en penses ?
Je n’en ai aucune idée. Je reprendrais sûrement au A, j’aime l’idée qu’avec seulement un mot ou un chiffre, on puisse se souvenir de la date de sortie de chaque version.
Eh bien. Nous verrons.
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