Dans une enquête, le New York Times détaille les différentes méthodes incitatives utilisées par Uber pour inciter ses chauffeurs à travailler plus longtemps et dans les zones de son choix. L’entreprise pioche pour ce faire dans un ensemble de techniques tout droit sorties du jeu vidéo.

Le 1er janvier 2016, alors qu’il s’apprête à achever sa tournée de courses Uber peu après 7 heures du matin dans les rue de Tampa, en Floride, Josh Streeter reçoit un message de l’entreprise sur sa messagerie interne. Intitulé « Allez jusqu’à 330$ », il s’accompagne d’un texte d’encouragement : « Il ne vous manque plus que 10 $ pour gagner 330 $ net. Êtes-vous sûr de vouloir vous déconnecter ? » La question est suivie de deux options, « se déconnecter » et « continuer de conduire », la deuxième étant surlignée pour inciter à la sélectionner.

L’ancien chauffeur, reconverti depuis dans l’immobilier, se souvient d’avoir reçu, comme ses collègues, de nombreux messages de ce genre au moment de quitter l’appli, souvent accompagnés d’une jauge dont l’aiguille reste bloquée à seulement quelques millimètres d’un dollar convoité. Ce genre de notifications, a priori sans conséquence, fait partie des nombreuses méthodes déployées par Uber pour maximiser le rendement de ses chauffeurs — qui sont techniquement indépendants et ne peuvent donc être soumis aux objectifs précis de l’entreprise.

Uber, comme le révèle le New York Times dans une longue enquête fondée sur  une série de témoignages de chauffeurs, de salariés et de concepteurs de jeux vidéo, sait en effet comment joueur sur ces codes pour tirer le meilleur de ses chauffeurs en tout subtilité, en leur assignant par exemple des objectifs légèrement hors de portée qui les incitent à continuer leur travail pour l’atteindre, à l’instar de jeux vidéo particulièrement addictifs comme Tetris.

New York Times

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« Tout ça se présente comme un jeu vidéo »

Lorsqu’ils s’apprêtent à mettre fin à leur journée de travail, les chauffeurs reçoivent aussi des comparatifs qui leur montrent à quel niveau de revenu ils étaient la semaine précédente au même stade. « Tout ça se présente comme un jeu vidéo » affirme ainsi Eli Solomon, un chauffeur Uber et Lyft de Chicago qui reconnaît se laisser souvent tenter par une charge de travail supplémentaire après avoir consulté ses statistiques — notes moyennes des clients, nombre d’heures travaillées…

Le système de badges mis en place par l’entreprise incite aussi plus facilement à se dépasser pour récolter ces récompenses qui rappellent celles en vigueur sur les services en ligne de la Xbox One et de la PlayStation 4 : « Excellent service », symbolisé par un diamant ou la petite fusée qui indique une prestation de grande qualité. Les encouragements — « Bravo, vous êtes à la moitié de votre objectif ! » — existent aussi pour inciter les nouveaux chauffeurs à réaliser au moins 25 courses, un objectif qui leur offre une prime mais permet surtout d’assurer leur engagement sur le long terme plutôt qu’une désinscription du service.

En mars, l’entreprise, empêtrée dans différentes polémiques désastreuses pour son image et dans un bras de fer avec ses chauffeurs depuis qu’elle a augmenté de 5 points la commission prélevée sur leur course en décembre 2016,  promettait d’améliorer ses relations avec eux, particulièrement tendues. Mais comme le révèle le New York Times, en coulisses, la société se livre à une véritable expérimentation basée sur l’étude du comportement — et les nombreuses données récoltées auprès des conducteurs — grâce à l’aide de chercheurs en sciences sociales.

Self-Driving-Uber

Un algorithme similaire à l’autoplay de Netflix

L’entreprise s’appuie ainsi sur la tendance bien connue de certains chauffeurs à se fixer des objectifs chiffrés et sur leur crainte de se retrouver sans course pour déployer un algorithme qui leur permet de recevoir leur prochaine course avant même d’avoir terminé celle encore en cours. Un processus qui peut se révéler particulièrement addictif, à l’instar de la fonctionnalité de Netflix qui déclenche le lancement de l’épisode suivant automatiquement.

« Le fait de binge-watcher demande très peu d’efforts sur Netflix : au contraire, il en faut plus pour arrêter la diffusion que pour la continuer » expliquent Matthew Pittman et Kim Sheehan dans une étude de 2015. C’est ici le même phénomène qui est à l’œuvre, comme le reconnaît indirectement Maya Choksi, une cadre de Uber en charge des innovations liées aux chauffeurs : « Les chauffeurs nous disaient : ‘Je ne peux jamais m’arrêter, je suis sur des voyages continus, c’est un problème’. » Face au nombre de chauffeurs qui se privaient de pause toilette, Uber a introduit un nécessaire bouton « pause ».

Pour Uber, l’objectif de ces incitations psychologiques est clair : maintenir un équilibre satisfaisant entre les demandes des clients et les disponibilités des chauffeurs en réduisant au maximum les coûts, que ce soit pour les clients ou l’entreprise. Mais ses intérêts divergent de ceux des conducteurs, qui préfèrent que leurs rangs soient parsemés, afin de bénéficier de plus de courses. La société n’hésite pas non plus à transmettre les incitations à se rendre dans une zone particulièrement demandeuse de véhicules par le biais d’une voix féminine (comme la dénommée Laura) car elle sait, données à l’appui, qu’elles sont plus suivies par ses chauffeurs à majorité masculine.

Michal Amodeo, porte-parole de l’entreprise, reconnaît la réalité de ces techniques mais ne les voit pas du même œil : « Nous montrons aux chauffeurs des zones de forte demande ou les incitons à conduire plus. Mais ils peuvent s’arrêter de travailler d’un simple appui sur un bouton — la décision de conduire ou non est la leur à 100 %. » Une réalité à nuancer quand on sait, pour garder l’exemple français, que 40 heures de travail hebdomadaires équivalent en général à seulement 1 100 euros de revenu mensuel.

Uber-drivers

« Orienter le comportement dans la direction souhaitée »

Pour Ryan Calo, professeur de droit à l’université de Washington, qui s’intéresse de près aux manières dont les entreprises utilisent données et algorithmes pour tirer profit de tics psychologiques, le constat est sans appel : « Il est ici question d’un type de manipulation qui affecte directement les revenus des [personnes concernées]. [Uber] utilise ce qu’il sait des chauffeurs et ce qu’il contrôle de l’interface et des termes de transaction pour orienter le comportement du chauffeur dans la direction qu’il veut ».

Le New York Times souligne qu’Uber n’est pas le seul à recourir à ce genre de pratiques : son principal concurrent, Lyft, se prêtait déjà à de telles méthodes quelques années en amont. Le quotidien rappelle aussi que ces données très détaillées trouvent aussi des applications positives.

Uber travaille ainsi actuellement sur une fonctionnalité qui permet au chauffeur d’indiquer qu’il souhaite se trouver à un endroit précis à une heure fixe — par exemple pour aller chercher ses enfants à la sortie de l’école — et de se voir proposer des courses qui le rapprochent progressivement de son objectif.

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