Il y a tout juste un an, le club normand du Stade Malherbe de Caen (SMC) lançait son hackathon, sorte de grand concours de programmation informatique collaborative. Pendant 24 heures des développeurs, graphistes, étudiants, artistes ou/et supporters ont œuvré ensemble par petits groupes afin d’impulser une nouvelle réflexion sur les motifs de satisfaction d’un fan de football. Cette première expérience de production participative (ou crowdsourcing), inédite dans une structure professionnelle de football français, faisait écho à la volonté du SMC d’impliquer autrement celles et ceux qui se rendent au stade Michel-d’Ornano chaque week-end.
L’un des superviseurs du projet, Boris Helleu, maître de conférences et directeur de STAPS Caen, nous explique son origine : « Trois thématiques avaient été ciblées : améliorer la qualité de tout ce qui concerne les services dans l’enceinte sportive, accompagner le fan dans son émotion et faire du stade un lieu de vie. Il n’y avait pas que la dimension technologique, on a aussi pris en compte les animations en tribunes, etc. » Une caméra 360° a par exemple été positionnée au coeur du kop de supporters en amont de la rencontre, pour une immersion au plus près des passionnés.
https://www.youtube.com/watch?v=eCVvKQPpnVM
Quatre équipes ont été récompensées à l’issue du concours pour des projets variés : mécanismes pour améliorer la propreté des stades, applications mêlant jeux, photos et vidéos retransmises sur les écrans géants, d’autres visant à animer toute une communauté de fans ou à assister chacun d’entre eux individuellement…
Par ailleurs, le Stade Malherbe n’avait pas attendu son hackathon pour développer sa stratégie numérique : un salon connecté, en partenariat avec un grand opérateur télécom français, permettant d’accéder au Wi-Fi haut-débit, avait déjà vu le jour pour ses clients premium. Des privilégiés qui peuvent même commander directement leur boisson depuis Twitter.
Le marketing s’engouffre dans la brèche
« On entre dans une période de co-productivité dans le sport », explique Boris Helleu, pour qui une véritable tendance de fond se détache au point de devenir un argument marketing. Orange a ainsi lancé une plateforme lors de l’Euro 2016 qui a permis à des milliers d’internautes de soutenir sur Instagram, Facebook ou Twitter — avec le hashtag correspondant — les couleurs de leur pays et de voir s’illuminer la Tour Eiffel aux couleurs du plus plébiscité. Des portraits de fans présents dans le public ont également été diffusés sur les écrans géants, un dispositif répété lors de la dernière Coupe d’Afrique des nations.
L’équipementier allemand Adidas s’est quant à lui engouffré dans la brèche en proposant avec son « Creator Studio » la possibilité de créer le troisième maillot officiel d’une grande équipe (parmi lesquelles le Milan AC, le Bayern Munich, le Real Madrid, la Juventus de Turin, Manchester United et Flamengo) pour la saison 2017/2018. Le lauréat sera désigné parmi un panel des joueurs de chaque club et deviendra officiellement l’une des tuniques en boutique dès cet été.
L’initiative caennaise fait toutefois office de pionnière du côté des clubs professionnels. En juillet dernier, c’était au tour du club anglais de Manchester City d’inaugurer la première édition de son hackathon tandis qu’en octobre, le Football Club de Nantes a ouvert au vote — avec plus de 50 000 participants — le design des nouvelles tribunes de son stade de La Beaujoire.
Sport, technologie et profit : 3 intérêts parfois opposés
« Toutes ces structures veulent concevoir leur spectacle en lien avec les fans afin de savoir ce qu’ils aiment consommer, ajoute Boris Helleu. La Ligue nationale de handball fait participer les supporters lors du Hand Star Game (choix du capitaine et des maillots). C’est la même chose pour la NBA et le All Star Game avec la composition des équipes. La WWE, qui gère le catch aux États-Unis, permet au public de choisir la stipulation de certains combats. Je pense donc qu’on est sur le domaine du réalisable quand le match n’est pas à enjeu pour les clubs, quand c’est de l’exhibition. Sinon ça peut avoir une influence sur l’équité sportive. »
Il poursuit : « Technologiquement, on peut tout faire maintenant, comme intégrer des caméras sur les maillots. Mais on arrive à un [point de scission] entre ce qui est technologiquement possible, ce qui est désirable d’un point de vue marketing et ce qui est souhaitable d’un point de vue sportif. En fin de compte, le spectacle sportif est traversé par les nouvelles technologies, il les intègre tout le temps sous peine de finir en concurrence avec elles. Si tu n’améliores pas l’expérience dans le stade, le mec reste chez lui à regarder la télé. »
La course au big data
Le recueil et l’utilisation des données statistiques connaissent eux aussi une croissance exponentielle au sein des clubs de football. Au point, selon certains, d’être devenu une véritable course à l’armement. Derrière des figures de proue comme Pep Guardiola, l’entraîneur de Manchester City, on s’active en coulisses pour être en avance sur le plan technologique.
L’objectif ? Réduire les aléas sportifs en tirant profit au maximum de bases de données toujours plus fournies. Au Tremplin, un incubateur de start-ups dans le domaine du sport situé au stade Jean-Bouin à Paris, ?plusieurs « jeunes pousses » se sont lancés sur ce créneau. Pierre Miralles est l’un des fondateurs de Footovision, une société spécialisée dans l’analyse, la représentation visuelle et la modélisation du football.
« On a développé une technologie unique, explique-t-il. En partant simplement des matchs à la télé, on est capables d’extraire la position des joueurs à chaque moment avec notre logiciel de tracking. On fait également ce qu’est déjà capable de faire le marché, à savoir renseigner sur le nombre de passes, de ballons touchés… Grâce à cela, on obtient vraiment le jeu vidéo du match et on peut faire toutes les analyses possibles et imaginables. »
Repérer des talents cachés grâce à un suivi inégalé
Les données sont ensuite stockées dans le cloud et un autre outil, baptisé FootoAnalysis, permet aux clients — les clubs de foot de Ligue 1, Premier League, Liga… — et aux médias de faire leur propre analyse du match. « Les clubs avec qui nous travaillons peuvent faire trois choses, poursuit Pierre Miralles. À commencer par regarder les matchs de leur propre équipe pour comprendre ce qu’il s’est passé. C’est de l’analyse vidéo pure, on n’a rien inventé, ça existe déjà. Prozone-Amisco [leader mondial de la production de statistiques sportives] a été le premier à installer des caméras fixes dans les stades, ce qui leur permet de faire du tracking et de vendre ces données aux clubs. »
Le spécialiste poursuit : « La deuxième partie qu’on propose, c’est l’analyse de l’adversaire, tandis que le troisième axe concerne le recrutement dans des championnats moins réputés. Ce n’est pas évident de faire un choix objectif, alors que nous, nous pouvons couvrir la ligue du joueur en question toute l’année. Il est possible de leur fournir des éléments très précis aussi bien sur le fitness, les éléments défensifs ou offensifs… »
Bien évidemment, les équipes ne recrutent pas des joueurs sur la base de simple statistiques, aussi précises soient-elles. « Elles vont quand même aller sur place parce que la décision finale se fait sur l’observation du joueur en vrai, mais ça leur permet de rationaliser le process de recrutement » nuance Pierre Miralles.
Le Royaume-Uni en avance sur la France
Proposant aujourd’hui davantage un travail « à la demande », les équipes de Footovision commenceront à investir l’intégralité de plusieurs championnats dès la saison prochaine. Leurs investissements en R&D doivent leur permettre, d’ici quelques années, de pouvoir fournir leurs prestations en temps réel pendant le match.
Le courant des statistiques sportives évoque d’une seule et même voix l’influence du film Moneyball (Le Stratège), basé sur l’histoire de Billy Beane, ancien manager de l’équipe de baseball qui a accompli l’exploit de faire connaître la franchise d’Oakland en usant d’une méthode dite « sabermétrique ». « Il y a eu des résultats, avec un tout petit budget, le gars a réussi à faire des merveilles », explique Pierre Miralles, admiratif. Depuis, le football s’est rapproché de ces méthodes mais reste un peu à la traîne.
Au Royaume-Uni, les équipes d’analystes peuvent rassembler des dizaines de personnes, contre seulement deux ou trois en France. Pour l’instant. « Aujourd’hui les clubs se font la compétition sur les joueurs mais vu la valeur exponentielle des meilleurs d’entre eux, ils deviennent inaccessibles. Par contre, la top technologie, ce n’est pas du tout dans les mêmes budgets. C’est le prix d’un kiné » nuance Pierre Miralles.
Le big data sert aussi au football amateur
Mais l’utilisation du big data n’est pas uniquement réservée à la sphère professionnelle. Une autre startup abritée par le Tremplin propose des analyses de données pour le monde amateur. Loïc Manent, co-fondateur de Footbar, détaille comment tout a commencé il y a plus de trois ans : « Sylvain [son acolyte] avait fait un stage aux États-Unis dans une “Fantasy Football” [jeu de simulation en ligne]. C’était alors le principal sponsor de la NFL, la ligue de foot américain. Ce jeu, créé sur la base du véritable foot mais totalement virtuel, finançait le sport en lui-même. C’était assez paradoxal mais très intéressant. C’est en revenant qu’il a eu l’idée de monter une entreprise d’analyse de la donnée dans le foot, pour tous niveaux. »
https://twitter.com/LeTremplin_/status/839034109271937024
À l’origine, les deux jeunes hommes orientent leur projet vers une sorte de réseau social à mi-chemin entre LinkedIn et Facebook, où chaque joueur peut consulter les résultats de son équipe et suivre sa progression en indiquant le nombre de matchs qu’il a disputé, s’il a marqué, fait une passe décisive…
« On ne savait pas du tout comment on allait faire pour gagner de l’argent avec ça, ajoute Loïc, sans budget ni démarchage massif. Mais on est montés très vite à 25 000 joueurs. L’idée qui les faisait le plus marrer, c’était de se dire : « bon, je suis meilleur que mon pote ». On avait notre propre algorithme, un peu comme celui de MonPetitGazon qui fait débat. Du coup, tout le monde disait : « si je perds c’est parce que l’algo est mal fait, ce n’est pas un classement objectif ». C’est là qu’on a eu l’idée de proposer un capteur à mettre autour de la jambe et qui va leur permettre d’avoir des données objectives : vitesse, force de frappe, accélération, détente… »
Loïc et Sylvain créent alors leur prototype et lancent un financement participatif dans la foulée. Si ce dernier n’obtient pas les résultats escomptés, les retours presse sont nombreux. Clubs professionnels et centres de formation viennent aux renseignements. « Mais on n’avait pas la force pour négocier, reconnaît aujourd’hui Loïc Manent avec lucidité. On a toujours joué la carte de l’honnêteté : parfois, notre truc galère mais on fait ce qu’on peut pour l’améliorer. » Les centres de foot à 5 sont aujourd’hui le tremplin de Footbar, avant d’atteindre les strates supérieures. Un bon moyen de développer d’autant mieux leur algorithme, notamment grâce à l’accès aux vidéos des rencontres disputées qui permettent d’avoir un retour immédiat sur l’édition des données.
Vers de nouveaux critères d’attribution du Ballon d’Or ?
Quand on leur demande à quoi ressemblera le foot de demain, Pierre Miralles et Loïc Manent ont déjà leur petite idée. Pour le premier, « c’est avant tout le big data. Les enjeux vont être de mieux comprendre pour le fan, de mieux analyser, pouvoir se mettre à la place de l’entraîneur, comprendre les risques… » Reste que si l’utilisation des données semble irréversiblement se répandre dans le milieu, elles se concentrent en grande majorité sur le domaine défensif. « C’est vrai, reconnaît le co-fondateur de Footovision. Le jeu tel qu’il est pratiqué aujourd’hui avec des données limitées se traduit par des réactions du type : « pas de risques, on bétonne ». On regarde comment l’adversaire attaque et on bloque cette partie-là, alors que si tu vas plus loin encore, tu peux optimiser ton attaque. »
À ses yeux, les possibilités vont pourtant bien au-delà : « Peut-être que le big data pourrait amener à une autre réflexion sur le Ballon d’or, qui n’est donné qu’à des attaquants. On regarde les stats de buts et il y a un gagnant. C’est limitatif. Les statistiques, les données de jeu peuvent être employées de façon plus large et rendre compte d’un impact plus global qu’uniquement les buts ou les passes décisives. »
« Il y a un potentiel énorme, poursuit le représentant de Footbar, mais il ne va pas se réaliser comme ça. Est-ce qu’on va lever le verrou technologique ? Il faut des personnes qui investissent, croient aux trucs, des clients qui acceptent qu’il y ait aussi des bugs au début, etc. Pour l’instant je n’ai pas vu d’enthousiasme particulier là-dessus de la part des grands clubs. »
« Démontrer que ça va tout changer »
Peut-être parce que les entraîneurs eux-mêmes n’y trouveraient pas forcément leur intérêt premier ? C’est la piste avancée par Loïc Manent : « Je pense au coach qui a la guillotine au-dessus de la tête tous les week-ends : est-ce que mettre en place un système qu’on va prendre deux ans à apprivoiser et créer une nouvelle culture orientée vers cela c’est vraiment son inquiétude principale? Son enjeu, c’est davantage de se dire : « comment je vais faire pour gagner le prochain match ? » ».
Les intérêts futurs et présents entrent parfois en conflit, mais Loïc Manent est convaincu que le changement tient aux initiatives comme la sienne : « Le coach attend que tu arrives et que tu lui dises : « ça, ça fait le café, ça te dit s’il faut jouer en 4–4–2 ou 4–3–3 et ça fonctionne à tous les coups ». Là il sera d’accord, sinon il sera au mieux sceptique. C’est aux gens comme nous de démontrer que ça va tout changer. »
« Le football est une science » peut-on lire sur la page d’accueil du site de Footbar. Un slogan qui résume l’objectif de nombreuses sociétés lancées à la conquête du marché des données : arriver, à terme, à tout prédire. La collecte et le traitement le plus intelligent possible doivent conduire à ne plus faire d’erreur d’analyse, faut-il lire entre les lignes. Et ainsi constater l’émergence d’un football rationalisé, qui ouvrirait discrètement la porte à une autre vision du jeu.
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