Ce lundi, la députée jordanienne Dima Tahboub, issue des rangs des Frères Musulmans (IAF — ???? ????? ????????), a déposé une plainte à l’encontre de My.Kali, unique média LGBT+ du Royaume. Pour cette députée, ouvertement opposée à toutes formes de droits pour les gays en Jordanie, le média libéral et queer représentait un prosélytisme dangereux pour les valeurs d’un des rares pays de la région à ne pas pénaliser l’homosexualité.
Elle a donc utilisé l’article 49 de la loi de la presse pour s’attaquer à My.Kali et exiger son extinction. L’argument juridique n’est évidemment pas le même que l’argument politique : l’article 49 concerne la licence et les droits du magazine, pas sa ligne éditoriale. Toutefois, l’angle d’attaque était suffisant pour que Mme Tahboub, surnommée « Trump avec un hijab » par nos sources, parvienne à bloquer My.Kali. Le gouvernement a en effet pris la décision de bannir le webzine LGBT+ né en 2007.
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Dima Tahboub, une figure conservatrice qui froisse
Dima Tahboub n’en est pas à sa première attaque envers les LGBT+ : la députée s’est en effet rendue célèbre grâce à une question posée au nom de son parti auprès du ministre de la Justice. Mme Tahboub avait souhaité entendre le ministre déclarer, en séance, que le Royaume n’avait signé aucun accord international qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, assurer aux LGBT+ des droits dans la loi nationale. Appuyée par une victoire aux élections de 2016, où les islamistes avaient réuni une majorité fébrile, la députée a ensuite voulu s’illustrer sur les questions de mœurs.
« Nous considérons les gays dans une perspective morale et religieuse » –Dima Tahboub, députée conservatrice
La séquence avait déjà inquiété la communauté LGBT+ arabe qui avait alors entendu Awad Al Mashaqbeh, ministre de la Justice, et Mme Tahboub parler des homosexuels en employant en public le terme péjoratif shath (???).
Khalid Abdel-Hadi, fondateur et directeur My.Kali, a livré à Numerama a son analyse de la députée. Il voit en elle une partie de la population jordanienne, retenue par la tradition : « La Jordanie est au cœur d’un tourment social et politique. À ce titre, Tahboub représente une large part de la population qui pense que l’homosexualité est une infection ou une maladie mentale. C’est sûrement ce en quoi elle croit depuis l’enfance, sans ne s’être jamais penchée sur le problème pour chercher la vérité derrière la chose, à cause de cette incapacité à penser et questionner la tradition. »
Le groupe de musique libanais Mashrou’Leila, ouvertement progressiste, avait alors critiqué cette dérive alors même que leur concert à Amman était également mis en danger à cause de polémiques sur leur sexualité.
Ces défenseurs de l’égalité des sexes au Moyen-Orient résumaient alors le paradoxe mis en lumière par Tahboub et Al Mashaqbeh : « Nous avions sincèrement l’impression que les autorités jordaniennes prenaient des décisions claires quant à la liberté d’expression et aux sanctions à l’internationale envers les pays violant les droits de l’homme des LGBTQI+ — ce que le commissaire des Nations Unies et le précédent porte-parole jordanien à l’ONU avaient soutenu, tout comme le prince Zeid Bin Ra’ad Al Hussein. » Et en effet, jusque-là, même discrète sur le sujet, la Jordanie avançait lentement mais sûrement en faveur du respect et de la reconnaissance des LGBT+.
Auprès de Roya, agence de presse royale, Mme Tahboub se défend de s’en prendre aux homosexuels. Elle explique : « Je ne souhaite pas les transformer en criminels, mais tous les pays, et l’ONU notamment, doivent respecter ce qui est normal en Jordanie. Nous considérons les gays dans une perspective morale et religieuse : ils sont une communauté complètement rejetée, étrangère à notre religion et nos traditions ».
Avec l’Irak et le Bahrain, le Royaume hachémite est une exception régionale en matière de reconnaissance des LGBT+ : sans qu’ils aient des droits, la dépénalisation de l’homosexualité date de 1951. Ce n’est en effet qu’à l’indépendance du Royaume que les Jordaniens ont pu dépénaliser ce que les lois britanniques interdisaient. Sans parler d’un tournant conservateur appuyé aux élections — le poids du parlement est à relativiser dans la monarchie où le gouvernement est nommé par la royauté –, la figure de Mme Tahboub éclaire un paradoxe non résolu dans un pays pieux, mais ouvert.
My.Kali, un symbole arabe rayonnant en danger ?
En 2016, la rédaction de My.Kali croyait à un changement d’ère : après avoir fondé en 2007 le webzine strictement réservé aux anglophones, le média décidait de publier en arabe.
C’était alors une volonté claire de démocratiser un contenu encore perçu comme sensible. Khalid Abdel-Hadi, fondateur du média, se confiait alors à Têtu sur les débuts du webzine en anglais dans un pays arabophone : « Nous voulions débuter discrètement et rester clandestin, secret, le temps de bien penser les choses. Nous voulions être hors de portée des radars aussi longtemps que possible. Publier en arabe aurait pu nous causer de réels problèmes et étouffer notre magazine naissant. »
Le danger des débuts devait avoir disparu avec le temps : « Ce n’est pas facile d’être gay au Moyen-Orient et de diriger seul un magazine LGBT. Vous pouvez imaginer ce qu’en pensent mes parents, le souci que ça peut créer… C’est dangereux ». Mais malheureusement, le média est désormais menacé régulièrement par le pouvoir. Le site de My.Kali a par exemple été bloqué le 14 juillet 2016 par le régulateur de la presse, obligeant le média à se déporter sur Medium où il est désormais installé… et sauf.
En somme, My.Kali a été bloqué une seconde fois — ce qui d’un point de vu technique n’a aucun sens — à la demande de Mme Tahboub. Dès lors, l’équipe de My.Kali et l’existence du média sont-elles en danger ? Lors de la première suspension du site, le gouvernement avait fait bloquer l’URL mykalimag.com — souci contourné grâce à Medium. Aujourd’hui, ce n’est pas la plateforme de microblogging qui a été touchée, donc de facto, My.Kali peut encore publier.
Khalid Abdel-Hadi de My.Kali détaille cette semaine à Numerama les enjeux de cette énième attaque à leur encontre, et en quoi les piques de Mme Tahboub semblent fragiliser une situation déjà précaire. « Cette fois n’est pas différente des précédentes, seulement maintenant, un membre du parlement joue sur cette menace pour atteindre les publics pro-LGBT+. Quand elle décidé d’agir contre une plateforme déjà bloquée, c’est son approche « héroïque » pour « protéger la nation ». Il n’y a donc pas grand-chose à faire », regrette Khalid.
À Amman, le mot censure est difficile à entendre : lorsque l’on pose la question à des internautes, on nous rétorque que le pays est bien classé en matière de neutralité du web. Ce qui n’est que très partiellement vrai, mais l’influence néfaste du web fermé des pays autour du Royaume fait du net jordanien une référence de liberté dans la région.
Pourtant, chez My.Kali, on n’hésite pas à employer le mot : « Oui, My.Kali a été censuré le 14 juillet 2016, pour sa première édition en arabe après avoir produit du contenu anglophone depuis 9 ans. Vous ne pouvez pas oublier ce jour où le travail de neuf années est arrêté par le pays qui l’a vu naître. Toutefois, à cause d’un clash Twitter avec elle [Tahboub], elle a voulu agir contre nous, et prétend être la personne qui a bloqué My.Kali. »
Rien n’aurait donc changé au Royaume Hachémite depuis les coups de sang de la classe politique islamiste contre les gays ? « La communauté LGBT reste la communauté LGBT. Celle de Jordanie a toujours pris sa part dans la construction sociale de notre société. L’homosexualité n’est pas un produit importé ou inventé et n’a pas même de plan pour saper les traditions jordaniennes. Pour nous, rien ne changera. » Côté technique, la rédaction préfère rester sur Medium pour le moment : la plateforme américaine est naturellement moins facile à attaquer qu’une URL pour un gouvernement toujours rétif à l’idée de s’aliéner l’Occident — un ami.
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C’est par ailleurs ici le dernier garde fou de la communauté LGBT+ : les liens tissés par les Hachémites avec les Européens et les Américains sont devenus déterminants pour la politique intérieure et la diplomatie du Royaume. Certains osent croire que ce regard étranger calmera le jeu au bout du compte. Une position difficile à défendre dans une communauté en quête d’émancipation, notamment par rapport à la normativité occidentale et à une homosexualité très « blanche ».
Dans cet imbroglio précaire, les My.Kali continueront de tracer une voie différente, arabe et queer, quitte à mettre la société jordanienne face à ses contradictions politiques et culturelles. Déjà préparés à leur combat, ils attendent le prochain coup des conservateurs : qu’ils soient chrétiens ou islamistes, la logique change peu.
Mais chaque débat, reconnaît Khalid, fait éclater à la figure des questions ensevelies dans la société arabe : « Même négative, cette reconnaissance est un accomplissement de ma génération pour le Moyen-Orient, ce qui suivra déterminera où on ira ensuite… »
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