Amal Froidevaux est consultante chez Reputation Squad, une agence internationale de communication qui agit auprès de tous les publics quels que soient leurs lieux de conversation et qui s’est rendue experte dans son travail grâce à l’utilisation des nouvelles technologies (outils de veille, réalité virtuelle, optimisation des datas, etc.). Dans cette tribune, elle expose avec Houda Benmimoun les enjeux liés à notre guerre contre un ennemi qui n’en est pas un : le sommeil.
Des difficultés à vous réveiller du bon pied ce matin ? Ne soyez pas étonné, vous n’êtes qu’un simple être humain, machine composée de chair et d’os. Plus de 60 % des Français disent rencontrer au moins un trouble du sommeil, par exemple des difficultés pour s’endormir ou se rendormir, et 12 % sont sujets à des insomnies selon les derniers chiffres disponibles de l’Inpes. Cause de fatigue, le mauvais sommeil a aussi des effets directs sur votre corps : de nombreux insomniaques rencontrent ainsi des douleurs, des reflux gastro-œsophagiens, de l’asthme, le syndrome de jambes sans repos, des troubles prostatiques ou encore de fortes anxiétés.
Ces dysfonctionnements et votre manque de sommeil n’ont alors pas seulement un impact sur votre santé et votre bien-être, ils peuvent aussi vous rendre moins productifs. Arrêts maladie, accidents de travail, perte de productivité : le sommeil est devenu une affaire publique et industrielle. Pour dépasser les contraintes biologiques, certains se tournent vers des applications, d’autres préfèrent tester des drogues cognitives ou altérer leur rythme de sommeil.
Bien dormir, pour seulement 299,99€
Devant le constat terrible que nous ne pouvons expliquer un sentiment de fatigue après une nuit de 8h, nous avons tôt fait appel à la technologie et de nombreux objets ont été conçus : applications, capteurs de mouvement/de lumière/de température/de bruits, lampes, ou alarmes intelligentes. Les technologies « mettables » (ou « wearables »), qu’on met sur soi, sous-soi ou à côté de soi pendant le sommeil, coûtent entre 0,99 € (application « Sleep Cycle Alarm Clock ») et 299.99 € (kit lampe-application – matelas, « Aura » de Withings).
En attendant la nanotechnologie et les implants, ils nous promettent aujourd’hui un meilleur sommeil. En les utilisant, nous pourrions enfin être au maximum de nos capacités mentales. Mais les wearables peuvent avoir l’effet inverse de celui souhaité. Trop se préoccuper de son sommeil aurait un effet néfaste pour ceux qui ne présentent pas de troubles particulièrement sévères. Ainsi, Hugh Langley, journaliste à la revue spécialisée Wareable, s’est soumis à une étude personnelle pour tester l’effet des objets connectés sur son sommeil.
Son docteur l’avait averti : « Trop penser au sommeil peut avoir un impact non souhaité », et cela s’est avéré exact. Au-delà de l’effet anxiogène causé par l’afflux de données, des outils non adaptés au profil de l’utilisateur peuvent aussi dérégler le sommeil. Nos wearables peuvent nous réveiller trop tôt, nous empêchant de profiter pleinement de la phase de sommeil paradoxal.
« Sleep is for the weak »
Ne pas dormir, encore mieux que juste bien dormir ? Nombreux sont les entrepreneurs à succès qui balaient leurs besoins biologiques de sommeil d’un revers de la main : Tim Cook, à la tête d’Apple, se lève à 3h45 du matin, Jean-Claude Biver, PDG de TAG Heuer est debout à 2h30, et Jack Dorsey, fondateur de Twitter se lève à 5h30 pour méditer et aller courir. Une mode, notamment introduite par Hal Elrod, qui promeut l’idée très bien marketée dans le bestseller The Miracle Morning, que l’on peut se contenter de 4h de sommeil par nuit.
Pour mieux vivre sa vie, il vous faudra vous réveiller chaque jour à 5h30, boire un grand verre d’eau citronnée, enchaîner un entraînement sportif inspiré d’un camp militaire, vous nourrir de fruits et de mueslis (un power breakfast) et partir enfin à la reconquête de votre temps personnel. Une façon de vous réaliser, d’être vous-même et de révéler le génie qui sommeillait tout ce temps en vous. Tout cela dans le but de faire fructifier votre capital professionnel, et de devenir riche. Pour le sociologue Nicolas Marquis, auteur de Du bien-être à la société du malaise. La société du développement personnel, on assiste aujourd’hui à une valorisation extrême de l’activité au détriment de la passivité. L’incitation à se lever aux aurores est alors le témoin d’un changement important au niveau sociétal.
Les adeptes du sommeil polyphasique dorment 30 minutes, six fois par jour.
Pas étonnant que les cycles classiques de sommeil, 7 ou 8h de sommeil en une fois, une fois par jour, désignés sous le terme de « monophasique» et adoptés depuis la révolution industrielle soient remis en questions dans de telles perspectives. Pour gagner du temps, certains individus ont décidé de réorganiser leur sommeil. Les adeptes du sommeil polyphasique dorment 30 minutes, six fois par jour. Et c’est tout. Ils réduisent ainsi leur temps de sommeil à 3h par jour. Sur une semaine, cela représente facilement 50 heures de temps gagné. Selon les adeptes du sommeil polyphasique, ce dernier serait plus sain et plus restauratif, éliminerait les insomnies, et rendrait plus intelligent et plus créatif.
En effet, la pratique régulière permettrait d’atteindre un état entre le rêve et la réalité : l’hypnagogie, source de connexions cérébrales inhabituelles et inattendues. L’artiste surréaliste Salvador Dali désignait même cet état entre deux de « sommeil avec une clé ». Mais le sommeil polyphasique, adopté d’abord par les navigateurs et militaires pour des raisons de survie, puis par les inventeurs et les créatifs, nécessite avant tout une discipline de fer.
Pilule bleue ou pilule rouge ?
Plus facile qu’une discipline militaire de sommeil, vous avez la possibilité d’obtenir une boîte de comprimés pour quelques centaines d’euros. Leur nom ? Selon le pays dans lequel vous vous trouvez, vous ferez appel à Modafinil, Ritaline ou encore Donepezil. Leur contenu est toujours le même : des substances chimiques provoquant des changements électrophysiologiques dans les tissus organiques. En clair des comprimés pour rendre vigilant, éveillé, plus concentré et qui augmentent la mémoire.
Initialement prévus pour traiter les troubles d’hypersomnie ou d’attention, ces médicaments ont d’abord été utilisés par l’armée ou pour des troubles avérés de l’attention, avant d’être détournés. Un sommeil polyphasique à marche forcée en somme. Aujourd’hui, ils sont principalement utilisés dans les milieux étudiants, ou encore dans les milieux professionnels sujets à une forte exigence de productivité, comme la Silicon Valley, par exemple. À la recherche des meilleurs résultats, en quête d’épanouissement et de performances professionnels, ces pilules anti-sommeil nous permettraient de devenir des soldats extra vigilants, dans la guerre techno-économique.
À moins que cela nous transforme en robots.
Car si les scientifiques des prestigieuses universités de Harvard et Oxford ont clamé que le Modafinil était le premier dopant intellectuel sûr du monde en 2015, les effets sur le long terme n’ont toujours pas été prouvés. La chercheuse en neuropsychologie clinique Barbara J. Sahakian avait publié en 2013 une étude sur la prise de décision et l’éthique des dopants intellectuels (ou smart drug). Elle avait alors interrogé de nombreux consommateurs de dopants afin d’estimer les effets d’une utilisation sur le long terme. Selon elle, après plusieurs semaines de consommation les consommateurs peuvent se retrouver « piégés dans une zone grise, ni totalement éveillés, ni totalement endormis ».
Peter Morgan, chercheur à l’université de Yale a quant à lui établi une comparaison entre le Modafinil et la nicotine, en pointant les possibilités d’un déficit de mémoire. La drogue n’étant alors plus un stimulateur cognitif, mais devenant un équilibrant cognitif, palliant sans cesse l’état de manque induit par sa consommation. Le méthylphénidate (composant de la Ritaline) a d’ailleurs été épinglé dans plusieurs rapports pour ses effets secondaires, notamment lorsque son usage initial est détourné. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) indique ainsi que son mésusage peut favoriser une dépendance psychique, associée à des troubles comportementaux.
En France l’usage des smart-drugs est moins répandu qu’aux États-Unis, mais selon Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet Technologia, 20 % à 25 % de jeunes diplômés auraient recours à des psychotropes, somnifères ou tranquillisants. Si le phénomène tient pour l’instant du libre arbitre, il se pourrait bien que lorsque, autour de soi, tout le monde pratique l’amélioration cognitive, la coercition sociale soit trop forte. Dans une société animée par la performance, s’il devenait courant que chacun soit hautement performant, plus intelligent, plus concentré, plus réveillé, vous ne souhaiteriez pas être le seul sans sa pilule, n’est-ce pas ?
Selon Nicole Vincent, philosophe à l’Université de Géorgie, nous faisons en réalité face à un grand danger, celui où l’amélioration cognitive est le nouvel état normal. Lors d’une intervention publique pour TEDxSydney en 2014, l’universitaire prend alors l’exemple des musiciens, dont plus d’un tiers jouerait depuis les années 1970 sous bêta-bloquants pour éviter tout désagrément lié au trac. Mais la généralisation de ces moyens d’améliorer nos performances cognitives ne pose-t-elle pas des problèmes éthiques ?
Qu’il s’agisse de sommeil ou de performance à l’éveil, la tendance semble aller de plus en plus vers la robotisation. Nous modifions notre conscience en jouant avec notre temps de repos et notre temps d’éveil. Face à la machine, c’est pourtant bien la seule chose qui nous reste.
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