Retrouvez ici la première partie de ce reportage et sa deuxième à cette adresse.
Freisenbruch, Allemagne. Banlieue de la ville d’Essen, à mi-chemin entre Duisbourg et Dortmund. En plein coeur de la Ruhr, le principal bassin industriel d’Europe de l’Ouest. L’endroit parfait pour un véritable laboratoire du foot du futur.
Club de 8e division allemande, le TC Freisenbruch a décidé l’an passé de changer complètement son mode de fonctionnement. Empêtré dans le bas-fond des échelons outre-Rhin, perdant chaque saison toujours plus de joueurs et bénévoles au rythme des relégations successives, la direction a pris un virage atypique. Désormais, c’est aux « entraînautes » — ?des internautes qui payent 5 euros par mois pour être impliqués dans les décisions sportives et administratives du club?—?de gérer leur équipe.
Pour les aider à faire les bons choix, Freisenbruch a mis à leur disposition plusieurs outils : production de vidéos lors des sessions d’entraînement et des matchs, organisation de « talkshows » en présence des coaches et des joueurs, réalisation de tests de performance afin d’affiner le profil des joueurs… Des instruments comparables à ceux que l’on retrouve dans les jeux de foot type Football Manager. Et pour faire son équipe ? La bonne technique du drag and drop (glisser-déposer) façon MonPetitGazon, le jeu de football fantasy.
Tous « entraînautes » !
« Nous devions faire quelque chose de spécial, notre club allait disparaître ». Peter Schäfer est le manager général de la structure aux quelque 500 coachs connectés. C’est lui qui est à l’origine de ce pari peu commun. « Nous cherchions à repartir avec un projet qui pourrait fédérer les supporters. Aujourd’hui, on peut atteindre les fans de foot avec Internet en leur donnant la possibilité d’être décisionnaire tous les jours. Ce n’est pas le cas dans la sphère professionnelle. »
La place du coach est en revanche difficile à trouver. Son rôle, plutôt ingrat. S’il fait remonter ses conseils et les schémas tactiques qu’il envisage pour le match à venir, ce sont bien les « entraînautes » qui valident ou non ses recommandations en faisant leur équipe sur la plateforme. « C’est notre manière de fonctionner, explique laconiquement Peter Schäfer. J’ai déjà vu des présidents ou des entraîneurs prendre de mauvaises décisions. Désormais, on vit tous avec nos erreurs communes. »
Inspiré par l’exemple précurseur du Web Football Club, structure née dans la région de Caen en mars 2000 (disparue depuis) et fonctionnant sur le même principe de management en ligne, le TC Freisenbruch n’en oublie pas de contribuer à l’économie locale. Les 500 décisionnaires ont, ensemble, fixés le prix de la bière à la buvette. Avec l’aide de bénévoles, ils ont désigné un brasseur local pour les fournir en divin nectar houblonné. Car pour eux, c’est aussi et surtout ça qui se cache derrière le ballon rond : un sport populaire qui participe à la vie du quartier, un marqueur d’intégration pour les petits comme pour les grands. Un football social et solidaire grâce à ses supporters.
Vers une meilleure représentation des supporters dans les lieux de pouvoir ?
En France, c’est une instance bien différente qui poursuit depuis plus de trois ans son travail de sape auprès de la Fédération française de football (FFF) et de la Ligue. Lancé en 2014, le Conseil national des supporters de football (CNSF) veut promouvoir une gouvernance durable en impliquant les fans. L’argumentaire est simple : tous les acteurs du ballon rond (joueurs, dirigeants, entraîneurs) ne sont que de passage quand les supporters, eux, sont permanents.
Lors des dernières élections du comité exécutif de la FFF, le CNSF a effectué un travail de lobbying qui lui a permis d’obtenir des avancées au sein de la Haute Autorité du Football (qui équivaut au conseil de surveillance de la Fédération). Noël Le Graët, président de la « triple F », s’est notamment engagé à intégrer des supporters dans cette Autorité. Un succès qui en a suivi un autre, législatif cette fois.
Après avoir rédigé une proposition de loi sur le dialogue avec les fans l’an passé, signée par 120 parlementaires, certains dispositifs ont été adoptés comme la création d’une instance nationale du supportérisme sous l’égide du ministère des sports. Des évolutions qui témoignent d’une préoccupation grandissante pour la base de fans.
« Il faut encourager la démarche d’actionnariat populaire »
Parmi les?–?nombreux?–?objectifs du Conseil national des supporters de foot, outre la bonne gouvernance du football ou la reconnaissance des supporters, la promotion de l’actionnariat populaire occupe une bonne place. La troisième très exactement. Florian Le Teuff, membre du conseil d’administration du CNSF, connaît bien la problématique.
Président d’À la Nantaise, « l’association des amoureux du FC Nantes » créée en 2010, il prépare une entrée au capital du club avec les supporters bénévoles membres de la structure. Une participation qui n’interviendra qu’après le départ de l’actuel président, Waldemar Kita. « On ignore quand ça va se passer mais ça aura lieu, tôt ou tard, explique-t-il. On s’est créés dans cette optique-là. Le but est d’accompagner les futurs propriétaires pour monter au capital en tant qu’actionnaire minoritaire et pouvoir désigner des représentants des supporters dans le conseil d’administration du FCN. »
« Il faut encourager la démarche d’actionnariat populaire », défend Florian Le Teuff. L’exemple de Guingamp et de son projet « kalon », qui intègre des supporters au capital du club à travers une association, est une première mise en lumière. Mais nombreux sont ceux à voir plus loin, notamment outre-Rhin.
Les utopiques sont plutôt ceux qui affirment qu’il faut que rien ne bouge
La règle du « 50 + 1 », selon laquelle au moins 51 % d’un club doit être détenu par ses membres, interdit à tout investisseur extérieur de devenir majoritaire au sein du conseil d’administration de n’importe quel club. Deux exceptions sont toutefois à noter : le VFL Wolfsbourg et le Bayer Leverkusen, dont les actionnaires possèdent des parts de l’équipe depuis plus de 20 ans.
Plusieurs études du cabinet Deloitte relient l’actionnariat populaire et l’efficacité économique du modèle allemand, qui expliqueraient les bons résultats des clubs germaniques et leur stabilité financière. De quoi servir d’inspiration… « On n’est plus dans l’utopie complète, les mentalités ont évolué, estime Florian Le Teuff. Les utopiques sont plutôt ceux qui affirment qu’il faut que rien ne bouge. Le travail qu’on a réalisé jusqu’ici commence à porter ses fruits. »
Le financement participatif au secours des clubs
Nous évoquions dans une première partie l’entrée du football dans l’ère de la co-productivité. À la fois argument marketing et volonté réelle de faire participer ses supporters, une véritable course à l’engagement des fans est lancée au sein des clubs de foot professionnels. Bien conscients qu’il n’est plus concevable de laisser à la marge ceux qui font perdurer ces structures, ils tentent de mettre en avant leur relation privilégiée avec celles et ceux qui remplissent les gradins. Avec plus ou moins de succès.
Certains clubs prospectent même du côté du financement participatif en créant des campagnes bien ciblées via des plateformes privées. Tifosy est l’une d’entre elles. Co-fondée il y a quelques années par un Français lucide sur le potentiel de développement des médias sociaux dans le football, l’entreprise britannique y a vu une opportunité pour ces clubs de toucher des millions de supporters autour du monde.
L’objectif ? Les rapprocher de l’équipe qu’ils aiment. « À travers le financement participatif, explique Natacha Tannous, qui pilote les projets en Allemagne et en France, les fans peuvent aider à faire des choses incroyables. Ils ont déjà fait cela depuis longtemps dans un environnement ‘hors-ligne’. Désormais avec Tifosy, cela peut se faire efficacement en ligne. »
Quand le « fanfunding »?vient en aide aux clubs de foot en difficulté
Dénommée « fanfunding » (ou participation financière des fans), cette démarche a déjà séduit plusieurs équipes, notamment en Angleterre et en Italie. Le FC Carpi (deuxième division) a par exemple fait appel à la plateforme pour financer une fan-zone dans leur Stadio Cabassi.
Si l’entreprise assure ne pas travailler uniquement sur le football (mais aussi le rugby, le basketball ou le cricket), elle ne s’adresse qu’aux structures professionnelles pour une raison logistique, d’après Natacha Tannous.
« De larges bases de supporters sont requises pour lever suffisamment d’argent, explique-t-elle, et nous travaillons main dans la main avec les clubs pour que cela se produise. Il s’agit d’un investissement important de notre part qui est évidemment facilité si vous travaillez avec des équipes dotées d’une infrastructure solide. »
Le financement participatif à la française
Côté français, des doutes sur l’industrialisation d’un tel modèle ont conduit des sociétés comme Fosburit ou Sponsorize.me à privilégier des projets plus en amont de la chaîne.
Loïc Yviquel dirige cette dernière plateforme. Leader sur le financement participatif en Europe, Sponsorize.me a été créée à partir d’un constat : 90 % des sportifs n’ont pas accès au sponsoring traditionnel. Le site a fait le pari de sortir du crowdfunding classique sur une verticale comme le sport.
Leur credo : un mix entre financement participatif et soutien de partenaires extérieurs (100 % des projets sont soutenus par ceux-ci). « On pense que le modèle qui fonctionnera, précise le patron de Sponsorize.me, c’est celui entre une communauté qui s’engage?–?que ce soit économiquement ou en partageant le contenu?– et une marque qui va abonder sur le plan financier dans le projet. Pas à 100 % mais entre 20 et 50 %. La marque est acceptée et légitime dans le territoire du sport, c’est une reconnaissance pour un club ou un sportif. »
Objectif : trouver un remède au désengagement des collectivités territoriales
Du côté de Fosburit, autre poids lourd du secteur, c’est la conjonction de deux éléments qui a contribué à son positionnement sur le marché. À commencer par un renouvellement à trouver dans le financement des organisations sportives, en raison d’un désengagement progressif des collectivités territoriales. Si elles continuent à représenter un bailleur de fonds important pour les clubs et les associations, la tendance est plutôt au déclin de leur participation.
D’autre part, l’émergence des outils numériques, qui permettent de mobiliser efficacement une communauté. « Ce n’est pas une formule magique qui va résoudre tous les problèmes du financement du sport, tempère Charles Mahé, directeur de la plateforme, mais ça a cette vertu d’apporter un nouveau canal. C’est surtout une manière de fédérer, c’est le point moteur : replacer la communauté d’une organisation sportive au centre en lui permettant de devenir acteur d’un projet du club. » Le club professionnel du Red Star a notamment réalisé une campagne pour le projet de rénovation du stade Bauer en attirant 1 000 contributeurs.
Plus récemment, Amiens, qui évolue en Ligue 1, a fait appel au crowdfunding pour la construction d’une tribune provisoire de 1 500 places à l’intérieur de son stade de la Licorne. Reste toutefois que la très grande majorité des initiatives sont lancées dans le football amateur (équipements, infrastructures, tournois, handisport, sections féminines…).
« Le foot, c’est déjà du financement participatif, mais il est subi »
Le ballon rond est-il pour autant le meilleur univers dans lequel développer des projets de la sorte ? Deux dimensions sont à prendre en compte pour Loïc Yviquel et Charles Mahé. La première : il y a énormément d’argent dans la sphère professionnelle mais il est partagé par très peu de monde. Un résumé des dérives du foot business, en quelque sorte.
Dons ou à contre-parties (Ulule, KissKissBankBank, Sponsorise.me, Kickstarter, Fosburit…) : en échange de mon soutien financier pour tel ou tel projet, je deviens supporter et peux même recevoir des contre-parties, décidées par le porteur du projet, selon le montant investi.
Le prêt ou lending : une communauté de personnes accepte de prêter des sommes d’argent à un porteur de projet, qui devra ensuite les rembourser.
L’equity : une personne peut participer à la montée en capital d’une entreprise portant un projet. Sorte de bourse, version financement participatif. Cela nécessite une plateforme suffisamment importante pour gérer les flux financiers pouvant transiter.
Imaginer l’Olympique de Marseille demander à ses supporters d’aider à financer l’arrivée d’un joueur est impensable. La réaction serait épidermique, à juste titre. Il n’y a encore qu’en Norvège, au sein du club du Kristiansund BK, que l’on arrive à recruter via ce procédé. Et, de toute façon, la question ne s’est jamais vraiment posée pour les supporters marseillais.
Certains ont même préféré opter, pas plus tard que l’an dernier, pour un « Socios Project » où chacun pouvait faire des promesses de dons via une cagnotte en ligne dans le but de racheter le club. Projet avorté et modifié après l’arrivée de l’actuel propriétaire américain Frank McCourt.
La deuxième approche est de se dire, à l’inverse, que le financement participatif peut aussi être un moyen de faire vivre ces communautés de supporters via les contre-parties, leur association à un projet, une histoire assez insolite. Visiter une infrastructure d’entraînement, rencontrer des joueurs, gagner des maillots dédicacés… « Un tas de récompenses indirectes de la sorte peuvent être imaginées », précise Charles Mahé.
« Aujourd’hui, pour regarder des matchs, tu es obligé de payer, déplore Loïc Yviquel. Le foot c’est déjà du financement participatif, mais il est subi. Il faut trouver un contrepoint positif, continuer la pédagogie sur ce que nous pouvons apporter. »
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