Qu’adviendra-t-il de vos comptes Facebook, Twitter ou Google après votre décès ? Souhaitez-vous voir vos profils rester en ligne, les transformer en espace de commémoration ou les faire disparaître grâce à vos proches ? Loin d’être plaisante, la thématique bénéficie pourtant d’une solution dédiée sur chacune de ces plateformes.
Reconnu depuis 2016 en France par la loi pour une République numérique, ce principe de « mort numérique » permet à « toute personne [de] définir des directives relatives à la conservation, à l’effacement et à la communication de ses données à caractère personnel après son décès » ou à ses héritiers d’exercer ces mêmes droits après sa disparition.
Mais cette problématique n’a pas toujours été prise en compte par les géants du web comme par le législateur. Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’IUT de la Roche sur Yon. qui soulignait en 2013, dans Libération, l’urgence de « s’interroger […] sur la gestion ou la délégation de gestion rattachée à ces données personnelles », en est le premier conscient.
« Une prise de conscience prosaïque »
« Aujourd’hui, le cadrage des procédures pour les ayants droit est en place pour chacun des géants du web. La procédure est claire et accessible, à disposition du public » nous explique l’auteur de L’appétit des géants : ambition des plateformes, pouvoir des algorithmes (C&F Éditions). À ses yeux, cette bascule s’explique simplement : « Ils en ont pris conscience de manière prosaïque, à force d’être confrontés aux cas de proches de personnes décédées confrontés à ce problème, et grâce aux critiques dans les médias, auxquelles ils sont très sensibles. »
Ainsi, sur Facebook, la page dédiée « Qu’adviendra-t-il de mon compte Facebook en cas de décès ? » détaille les deux possibilités qui s’offrent à l’utilisateur pour organiser sa vie « d’après » sur le réseau social : « Vous pouvez nous faire savoir à l’avance si vous souhaitez que votre compte soit transformé en compte de commémoration ou définitivement supprimé de Facebook. »
« On laisse un commentaire comme on dépose des fleurs sur une tombe »
Dans le premier cas, le profil reste accessible au public, accompagné de la mention « En souvenir de ». Les contenus publiés par le défunt du temps de son vivant y restent consultables, et ses amis peuvent y partager des souvenirs. Son légataire désigné peut quant à lui assurer la gestion de sa page.
« Il s’agit de la transposition en ligne d’un usage physique : de la même manière qu’on fleurit les tombes d’un défunt, on va laisser un commentaire sur la page du disparu. C’est une pratique sociale normée qui se banalise » précise Olivier Ertzscheid. Cette expérience a permis à Facebook d’apprendre de ses erreurs, en arrêtant par exemple d’envoyer des rappels d’anniversaire d’utilisateur décédé à ses amis, un automatisme de mauvais goût qui lui a valu de nombreuses critiques.
Si Facebook fait de son mieux pour faire preuve de réactivité dans ces circonstances difficiles, le réseau social se montre toutefois très rigoureux pour s’assurer que la demande de mémorial est légitime. Une prudence nécessaire pour éviter qu’un utilisateur de Facebook ne fasse une blague de mauvais goût à un ami en « annonçant » sa fausse mort à ses contacts…
Dans le deuxième cas de figure, le compte est tout simplement supprimé une fois que Facebook a été informé de la mort de l’utilisateur — avec un acte de décès fourni par un proche, par exemple.
Données personnelles ou intimes ?
En revanche, Facebook précise qu’il ne communique en aucun cas « les informations de connexion des comptes » afin de « protéger la vie privée des utilisateurs [de la plateforme] ». On retrouve la même ligne rouge sur Instagram, Twitter et Google : même le proche d’un défunt ne peut se connecter à son compte, afin d’éviter qu’il n’accède à ses discussions et autres informations privées. Sur Facebook, seul son historique de compte est téléchargeable par son légataire : Messenger n’est pas accessible.
Une limite qu’Olivier Ertzscheid trouve logique, même s’il ne la voit pas forcément durer : « Sur le blocage de l’accès au compte, la position [de Facebook, Instagram, Google et Twitter] va forcément évoluer. Ils ont un discours très radical sur le sujet, en s’alignant sur la logique d’Apple de tout sécuriser sans faire d’exception. Mais ces firmes sont aussi très sensibles à l’opinion, et celle-ci est mouvante sur un tel sujet, donc ces critères sont susceptibles de changer. D’autant que cela pose aussi une question morale sur la distinction entre données personnelles et données intimes. »
Des cas particuliers
En 2016, un père de famille italien avait ému le web grâce à sa lettre envoyée à Tim Cook, patron d’Apple, pour lui demander de déverrouiller l’iPhone de son fils décédé afin d’en récupérer les photos : « Ne me refusez pas les souvenirs de mon fils. […] Je pense que [cette affaire] devrait vous inciter à réfléchir à la politique de confidentialité en vigueur dans votre entreprise. » La firme à la pomme avait tenté de récupérer les photos mais, en l’absence de copie sur iCloud et du mot de passe de l’adolescent, la requête de son père est restée sans effet.
Sur Twitter, la mort, à l’été 2016, de Zafinho, un influent utilisateur de la communauté francophone, avait quant à elle entraîné la création d’une page « Moments » compilant les hommages rendus par les autres membres du réseau social. Contacté par Numerama, Twitter n’a pas souhaité répondre à nos questions sur cette initiative, préférant nous renvoyer à sa politique d’utilisation liée aux décès.
Pas d’héritage pour les biens immatériels
Si Google propose aujourd’hui le meilleur « niveau de lisibilité des procédures et de sécurisation [des données] » selon Olivier Ertzscheid, deux nouveaux défis majeurs attendent à ses yeux les grandes plateformes du web en la matière : « Le premier, c’est le facteur culturel de la mort : on n’entretient pas le même rapport avec elle selon qu’on habite à New Delhi, New York ou Paris. À l’heure actuelle, ce critère du rapport à la mort selon la culture n’est pas pris en compte par ces plateformes. On peut s’attendre à une potentielle segmentation sur Facebook, avec une gestion de cas propre aux utilisateurs musulmans ou hindouiste par exemple. »
L’autre obstacle viserait spécifiquement Amazon et Apple, mais plus largement toute plateforme qui vend des produits immatériels : « C’est la question des biens culturels : que vont devenir les livres [comme les eBooks], films, et autres œuvres achetées au format numérique ? […] Si j’achète un CD ou un livre physique, je peux le léguer à mes héritiers, alors qu’on s’achemine vers une génération qui ne consomme qu’en ligne et ne peut, dans l’état actuel des choses, transmettre ces biens immatériels à ses héritiers. C’est un souci auquel il va falloir réfléchir, et ni [Amazon] ni Apple n’y ont pensé pour l’instant. »
En revanche, parmi les entreprises de pompes funèbres, la société AdVitam intègre cette problématique de mort numérique en proposant un « service de résiliation des comptes du défunt sur les réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn, Twitter, Google…) [afin] de simplifier la vie des familles qui vivent cette souffrance. »
Difficile de penser à son « testament » numérique
Son fondateur, Philippe Meyralbe, nous explique : « On a pensé à ce service dès l’ouverture de l’entreprise, il y a un an et demi. […] On assure le service uniquement pour les proches de personnes dont on a assuré les obsèques, on ne fait pas ça avec des clients qui feraient juste cette demande. » Il précise en outre : « C’est un service assuré à titre gracieux puisqu’il est compris dans l’ensemble de la prestation, on ne le fait pas payer en plus. »
AdVitam vise autant à délester les familles des défunts de cette charge qu’à les sensibiliser à cette problématique, méconnue du plus grand nombre, comme Philippe Meyralbe a pu le constater : « On propose ce service aux familles qui n’ont pas conscience de son existence pour leur montrer qu’il faut s’en préoccuper car Facebook et les autres plateformes communiquent vraiment a minima là-dessus. […] Aucune ne nous a semblé particulièrement réactive sur le sujet, malgré nos contacts. Ce n’est vraiment pas leur priorité : ils ont créé ces outils sous pression des consommateurs. »
Car la plus grande difficulté, pour ces géants du web, reste bien d’inciter les internautes à penser à leur héritage numérique. On imagine mal Twitter ou Facebook lancer une campagne de sensibilisation rappelant à ses utilisateurs qu’ils vont mourir et feraient donc mieux de préparer leur « testament » en ligne… À la place, le réseau social de Mark Zuckerberg privilégie des notifications dans les paramètres de compte. Une méthode plus discrète.
Pour autant, Olivier Ertzscheid estime là encore que les plateformes sauront s’adapter si leur intérêt économique le justifie : « L’émergence d’un marché dans ce domaine — par exemple avec des compagnies d’assurance — pourrait inciter les géants du web à en tirer profit, en publiant des rappels aux utilisateurs, et ce genre d’initiative. »
« Notre rapport au deuil va évoluer »
Reste une question sans réponse : combien d’utilisateurs de Facebook, Twitter et autres plateformes sont en réalité décédés ? Si AdVitam, qui s’est prêté au jeu du calcul — par un comparatif des données Facebook à celles de l’Insee –, estime qu’un membre français de Facebook meurt toutes les 5 minutes, l’absence de chiffres officiels entretient le flou sur le sujet.
Olivier Ertzscheid avance pour sa part : « Proportionnellement, le nombre de décès est amené à augmenter : à un moment donné, on devrait arriver à un décrochage avec autant d’utilisateurs morts que d’actifs. » ll explique le manque de communication des géants du web sur le sujet par leur difficulté à certifier précisément à l’instant T que tel ou tel compte devenu inactif l’est à cause de la mort de son créateur.
L’arrivée de différents services numériques liés à la mort — comme les messages pré-enregistrés de défunts reçus après leur disparition ou l’avatar virtuel créé par l’appli Replika pour vous « remplacer » — ne fait en tout que cas que commencer. Et le phénomène pourrait bien se banaliser d’ici quelques années. « C’est un signe que notre rapport au deuil va évoluer, à condition que ces pratiques se répandent. Comme avec l’arrivée des mails, qui a changé notre perception du temps, avec une soudaine exigence de réponse immédiate » conclut Olivier Ertzscheid.
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