Dans Series’ Anatomy : le 8e art décrypté (éditions Fantask), Romain Nigita et Alain Carrazé, journalistes spécialistes des séries TV, tordent le cou à de nombreuses idées reçues sur ce format qui fait encore l’objet de nombreuses incompréhensions ou approximations du public comme des professionnels.
Dans cette deuxième partie de notre interview, les deux spécialistes reviennent sur l’impact de Game of Thrones dans le monde des séries TV, l’objectif poursuivi par Netflix ou encore le passage (loin d’être inédit) de certains réalisateurs de cinéma au petit écran.
On parle beaucoup de Game of Thrones comme d’une révolution dans les séries. La série-a-t-elle vraiment apporté quelque chose de nouveau selon vous ?
Alain Carrazé : Game of Thrones représente exactement ce qu’a été X-Files dans les années 1990. À l’époque, on se disait que la science-fiction ne marcherait pas à la télévision car elle était réservée aux geeks… ou, en langage télé, à un « secteur de population trop restreint ». Un public vociférant et passionné mais pas assez nombreux pour que ce soit rentable.
X-Files arrive, triture la formule de science-fiction/fantastique, en fait quelque chose d’incroyablement populaire, et là tout le monde s’exclame : « La science-fiction, ça marche! » Et on lance des séries de SF dans tous les sens.
C’est pareil avec Game of Thrones. Avant son lancement, à la télé, il n’y avait pas de séries de sword and sorcery ni d’heroic fantasy dans des mondes à la Seigneur des anneaux, avec de la magie, des créatures fantastiques, etc. Comme pour la SF à l’époque, on disait que c’était trop coûteux, trop compliqué à faire, que ça toucherait un public trop restreint… et on incitait plutôt à réaliser des séries policières.
La série s’est avérée essentielle pour HBO…
Alain Carrazé : C’est exactement ce dont avait besoin HBO : une série qu’on ne trouve pas ailleurs, qui traite d’un genre et d’un sujet inédits. HBO n’allait pas faire une énième série médicale ou policière, tout simplement parce que les chaînes gratuites le font très bien, et que le public n’aurait pas d’intérêt à payer un abonnement pour ce type de contenu disponible ailleurs.
HBO fait des paris en permanence : une série sur les mafieux (Les Soprano), sur les croque-morts (Six Feet Under)… C’était la même démarche avec de la dark fantasy. Ils ont tenté, investi de l’argent, ils y ont cru et ça a marché. Du coup, depuis quelques années, les chaînes du monde entier essayent de faire leur série dans le même genre de vikings, d’heroic fantasy, etc. C’est tant mieux car c’est le même phénomène que X-Files.
Game of Thrones est donc un phénomène qui a prouvé que ce public existait, mais ce n’est pas une révolution pour autant.
Une autre idée répandue aujourd’hui affirme que les séries auraient « surpassé » le cinéma, en citant comme preuve le nombre de réalisateurs qui passent au petit écran…
Romain Nigita : Ce n’est pas nouveau, un chapitre du livre est d’ailleurs consacré à tous les cinéastes qui se sont frottés à la télévision ! C’était le cas dès les années 1950 avec Walt Disney et Alfred Hitchcock, deux monstres sacrés du cinéma. Puis Spielberg dans les années 1980, David Lynch dans les années 1990, suivi par Oliver Stone, Robert Zemeckis, Walter Hill, etc.
De nombreux cinéastes connus se sont toujours frottés à la télévision. Aujourd’hui, il y en a plus, d’abord en raison du nombre plus important de séries, mais aussi parce que le cinéma américain délaisse un peu des sujets plus subtils — typiques du cinéma des années 70 et 80, avec des films comme Easy Rider, Raging Bull… — parce qu’il sont compliqués à traiter sur grand écran.
Maintenant, vous trouvez soit des blockbusters, soit des petits films indépendants comme ceux du festival Sundance, mais l’entre-deux est compliqué. C’est très complexe pour Steven Soderbergh et Martin Scorsese de financer des films coûteux mais qui vont toucher un public réduit. Aujourd’hui, c’est l’industrie de la télévision qui a les moyens de prendre ces paris-là. Des fois ça marche, d’autres fois non : Boardwalk Empire, dont Scorsese a tourné le pilote, n’a pas été le succès phénoménal que HBO attendait.
Aujourd’hui, le cinéma américain délaisse les sujets plus subtils
AC : Et Baz Luhrmann s’est complètement viandé avec The Get Down, il a reconnu lui-même qu’il n’était pas du tout préparé à la rigueur d’une série télé ! Sony a dit : « On arrête les frais, ça nous coûte 3 fois trop cher, Netflix ne veut pas investir plus »… Oups !
RN : À l’inverse, vous avez Steven Soderbergh avec The Knick pour Cinemax : le résultat est génial, mais il est tellement impliqué dans la série qu’il n’a plus le temps de faire autre chose, et il arrête au bout de deux saisons. Comme il veut rester le seul maître à bord — en réalisant tous les épisodes –, il ne conçoit pas que quelqu’un d’autre prenne la suite, donc la série prend fin.
Les séries TV constituent donc un « refuge » idéal ?
RN : C’est plus la faute du cinéma actuel que de la télé si ces gens-là « fuient » le cinéma et trouvent un débouché à la télé, qui est bien heureuse de les accueillir. Mais le problème, c’est de réussir à se faire remarquer. Il faut par exemple un titre de série déjà connu — un remake ou une adaptation de licence connue, comme Game of Thrones ou les séries Marvel sur Netflix –, qui assure une curiosité de la presse et des téléspectateurs, qui vont au moins regarder le premier épisode.
Ou alors il faut attacher à ce projet des noms connus, d’acteurs, comme Nicole Kidman sur Big Little Lies, ou David Fincher sur Mindhunter. Mais ça ne garantit pas le succès pour autant. On l’a vu avecVinyl : Scorsese réalise le pilote, l’un des plus chers de l’histoire, et derrière l’audience ne suit pas. HBO a arrêté les frais au bout d’une saison. Ça permet de faire connaître le produit, mais s’il est mauvais, les producteurs y mettent fin, ils ne sont pas masochistes !
AC : On avait eu le droit à des roulements de tambour pour la série de Steven Spielberg sur les dinosaures, Terra Nova, mais c’était mauvais ! L’équipe a tenté de rattraper le coup en disant qu’ils avaient un peu raté le début, mais tout le monde en est resté là. Un grand nom n’équivaut pas forcément à un grand succès.
La bascule des séries de la télévision vers les plateformes de streaming est en cours : peut-on s’attendre à un proche renversement du modèle ?
AC : Les tuyaux sont en train de changer. Je pense que c’est inéluctable car la population vieillit et que la plus jeune reste moins devant sa télévision. À mon sens, il y aura une cohabitation…
La saison 2 de Stranger Things est assez critiquée pour son manque de scénario et de profondeur. C’est bien de faire 10 épisodes et de pouvoir les regarder d’un coup sur ce type de plateforme mais si au milieu on retombe dans les problèmes de chaînes gratuites avec cet aspect creux, ces gimmicks, ça devient vite compliqué.
RN : La volonté de Netflix n’est pas du tout de singer HBO, comme on pouvait le croire au début, mais de remplacer la télévision en général. Plutôt que de zapper de chaîne en chaîne, vous passez votre soirée à zapper sur Netflix. C’est ce qui explique cette grande variété de programmes : pour enfants, mais aussi des séries généralistes comme le reboot de La fête à la maison, des œuvres plus pointues comme Mindhunter, du grand public avec Hemlock Grove — qui est franchement très mauvais mais qui a cartonné…
AC : Netflix ne vise pas un public, mais tous les publics. Ce n’est pas Canal + ni HBO, sachant que Canal + vise un public qui regarde la télé mais veut voir des choses différentes, avec une tonalité propre…
Netflix est très doué pour vendre ses propres créations comme des « phénomènes », même quand le public ne suit pas forcément : on l’a vu avec Sense8…
RN : Ils sont très bons en marketing, on ne peut pas le leur reprocher !
Netflix a des têtes de gondole de qualité, comme les sœurs Wachowski, mais une fois que vous êtes abonné, il faut vous inciter à le rester. Leur objectif absolu est d’éviter que vous vous disiez : « Bon, j’ai aimé Stranger Things mais je me désabonne et je me réabonnerai dans un an pour la sortie de la saison 2 ».
Leur stratégie consiste schématiquement à proposer une série animée pour mon enfant, une rediffusion d’Arabesque pour ma grand-mère… de quoi intéresser tout le monde, tout le temps. Et ça marche plutôt bien.
Netflix doit alimenter le marketing en permanence
AC : Les plateformes ont aussi l’avantage — ou le désavantage, ça dépend –, de ne pas être soumises à une fluctuation d’épisode en épisode. Ils sont tous mis en ligne d’un coup donc à la limite, si le 3e et le 4 ne sont pas bien, ce n’est pas grave, car ils sont tous là en même temps. Si les gens ne vont pas au-delà du 4e, pas de problème : de toute façon, Netflix ne communique jamais sur ses chiffres d’audience.
Si, pour les bons créatifs, ça permet d’avoir encore plus de liberté que sur HBO, de développer son histoire comme on l’entend sans en faire un long film découpé en plusieurs épisodes dans lesquels il ne se passe rien jusqu’au dernier… Si c’est bien fait, c’est formidable, et Netflix a d’ailleurs de très bonnes séries dans lesquelles on peut picorer un ou deux épisodes mais aussi des comédies et des sitcoms.
L’idée, c’est d’alimenter le marketing en permanence, d’une semaine à l’autre, avec des affiches, des pubs ciblées, etc. Il y a cette recherche d’un « autre chose » permanent pour vous occuper après que vous avez regardé l’intégralité d’une série en 2 jours.
Quelle est votre série de référence, toutes époques confondues, celle que chacun(e) doit avoir vu au moins une fois dans sa vie ?
AC : Pour moi, c’est facile… et si je dis autre chose, je me fais tuer ! C’est Le Prisonnier. Vous ne pouvez pas vous targuer d’avoir un minimum de culture série si vous n’avez pas au moins vu 2 ou 3 épisodes de cette série de 1968 qui a tout chamboulé, même si elle n’était pas très suivie à l’époque.
La force du média série, tous les éléments palpitants à intégrer, avec un fond, une histoire, une idée… tout y est ! Il y a une double couche, c’est hyper moderne et intemporel car ça se passe justement dans un espace intemporel.
Je ne dis pas que toutes les séries devraient être aussi complexes et sophistiquées que ça, mais, à mes yeux, on peut difficilement avoir une vision de l’art télévisuel sans avoir vu un ou deux épisodes du Prisonnier, on n’est tout simplement pas crédible. Ce serait comme être critique de cinéma sans avoir vu Citizen Kane.
RN : J’aurais pu choisir la facilité (rires) et parler pour la énième fois de la franchise Star Trek, mais aujourd’hui j’ai envie de changer ! Pour les gens qui n’ont pas le temps de regarder les séries, qui veulent regarder une série courte, celle qu’il faut retenir, c’est Profit.
4 ans avant Les Soprano, sur une chaîne hertzienne, on trouvait donc un personnage comme Jimmy Profit, qui, dès le premier épisode — attention, spoiler — , tue son père hagard, immobilisé une chaise roulante. Jimmy Profit manipule tout le monde en permanence et ne s’excuse à aucun moment… c’est passionnant car c’est un pourri dans le monde des pourris. Aucun aspect de sa personnalité ne le rend sympathique. Même Tony Soprano est sympathique à côté !
L’autre avantage, c’est que Profit ne compte que 9 épisodes vu que la série a été annulée. C’est remarquablement écrit et interprété par Adrian Pasdar dans le rôle principal, c’est un chef d’oeuvre et en plus ça se termine sur une fin géniale.
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