La première vague de projets pour un smartphone libre s’est terminée dans la douleur : tour à tour, avec Firefox OS et l’Ubuntu Phone, les ambitions du libre pour nos téléphones ne se sont pas concrétisées. Émergence cauchemardesque d’un monde dominé par Apple et Google, « stalinien » selon Stallman, l’univers du smartphone est resté jusque-là imperméable aux essais des libristes.
Pourtant, plus d’une décennie après le premier iPhone, une nouvelle génération s’apprêterait à prendre la relève après des années de tâtonnements. Or cette fois, c’est comme si la communauté trouvait un nouvel écho auprès des utilisateurs : des projets reçoivent leur intérêt lors de campagne de financement participatif.
Ce fut le cas du smartphone des Américains de Librem qui réunissaient récemment suffisamment de fonds pour lancer la production de leur téléphone entièrement libre et sécurisé. Mais c’est aussi le cas d’un Français, Gaël Duval et son projet Eelo, qui a rassemblé 65 000 $ sur les 25 000 demandés pour construire, lui aussi, un smartphone libre.
« Dégoogliser Android, mais pas que »
La quarantaine passée, celui qui fonda à la fin des années 1990 Mandrake Linux, officie désormais dans un accélérateur de startups normand. Assagi depuis les années Mandriva, qui ont vu la première distribution GNU/Linux véritablement populaire naître, ce libriste hexagonal n’a toutefois pas perdu espoir, face à une technologie loin de s’être moralisée depuis le nouveau millénaire.
« À Noël, mon père s’étonnait que son smartphone Android lui demande ce qu’il avait pensé d’un restaurant de son quartier » raconte-t-il pour souligner non seulement l’invasion de Google dans notre quotidien, mais également la perception auprès du grand public de cette prise d’otage de nos données. « Ce genre de situations, que d’autres vivent sur Android, permettent de montrer qu’il y a, à mon sens, un problème » juge-t-il. De constats en constats, désolé par une situation qui ne s’éclaircit pas, l’entrepreneur a retrouvé son instinct initial : construire, quitte à le faire « pour s’amuser », un projet communautaire garant de la liberté des utilisateurs et de leur sécurité.
L’objectif d’une telle démarche commence par s’attaquer à Google, mais pas que. Pour commencer, avec son nouveau système d’exploitation, l’entrepreneur veut dégoogliser Android. « En partant des sources de Lineage (version modifiée d’AOSP), nous voulons construire une alternative complète dans laquelle aucune information ne partira chez Google. Des couches de bas niveau à l’interface, nous allons proposer une alternative » explique-t-il. Le travail a déjà débuté, comme le prouve le prototype que le Normand nous dévoile lors de notre entretien : couleurs vives et interfaces à la MIUI, Eelo a cela de commun avec Mandrake qu’il s’ambitionne attractif et intuitif.
« Il existe déjà des projets pour puristes et autres téléphones de James Bond, ultra-sécurisé, mais à mes parents, je propose quoi ? » constate M. Duval. A ce titre, Eelo serait à AOSP ce que Mandriva était à Linux il y a plus de vingt-ans ? « Pourquoi pas mais je ne ferai pas deux fois les mêmes erreurs ».
« Avec Mandrake, je rêvais de bousculer Windows »
Un rien remonté contre le « manque de réalisme de la communauté du libre », ce pionnier du monde GNU/Linux ne veut plus se retrouver à réduire l’ambition de ses projets à cause du marché. « Au départ de Mandrake, je pensais vraiment bousculer Windows se souvient-il. Pour le smartphone, 1 à 2 % de parts de marché serait déjà génial d’autant que les contraintes sont différentes » confie Gaël Duval, pas moins ambitieux, mais plus réaliste.
Le papa de Mandriva raille ainsi un problème propre aux distributions pour PC : « J’ai bien compris que proposer The Gimp à la place de Photoshop, ce n’était pas possible. Sur le smartphone, le nerf de la guerre ce sont les applications, et nous ne pourrons rien faire si nous n’y travaillons pas. On ne va pas pouvoir demander aux gens d’utiliser Mastodon à la place de Facebook. ». Ainsi, sur le prototype d’Eelo, Gaël Duval nous montre qu’il a installé Facebook et même Snapchat. « Les jeux ne fonctionnent pas tous car de nombreux titres dépendent des services Google, mais nous préparons une alternative ».
« On ne va pas demander aux gens d’utiliser Mastodon à la place de Facebook »
Avant l’été, l’entrepreneur espère tenir une première version de sa « ROM Android la plus libre possible », puis en septembre, les smartphones des participants au projet devraient être en bonne voie pour être livrés, espère-t-il.
Après, pourquoi pas vendre d’autres smartphones, avec Eelo pré-installés, nous explique-t-on. Ainsi, le projet pourrait cumuler des sources de financement, ce qu’il compte également faire avec la vente de services web libres. Pour le reste, Eelo compte sur le mécénat et les pouvoirs publics : « Il n’est pas question d’avoir des investisseurs qui finiraient par peser sur la dimension éthique de notre projet » s’engage-t-il, rappelant que d’autres choix économiques avaient fini par peser sur Mandrake.
« Il faut avoir une vision »
Aujourd’hui, Gaël Duval assure avoir déjà son premier cercle de contributeurs qui ne cesserait de s’accroître. Des Français bien entendu, des compagnons de route du libre, mais également des Indiens, des Allemands ou encore des Malaisiens, et ce n’est pas pour déplaire à celui qui croît toujours à la force d’un projet communautaire tel qu’on les connaît dans le monde du libre. Il rêve même de créer son propre token pour récompenser les contributeurs, dans le monde rêvé que pourrait devenir son Eelo.
L’autre pari, c’est également de fournir une boutique d’applications cohérente et privilégiant les solutions les plus respectueuses des utilisateurs. Pour cela, il s’agit de se passer du Play Store en rassemblant divers dépôts et accueillir des fichiers d’application ne venant pas seulement du libre comme peut le faire F-Droid. Et puis enfin, il faudra également, comme sur GNU/Linux, batailler avec les pilotes logiciels, risquer l’ingénierie inversée et ses problèmes de droit…
Mais celui qui se risque à un tel projet n’est pas effrayé. Duval se dit prêt à repartir pour des décennies dans une telle bataille, alors que nous allons fêter les 20 ans de Mandrake en 2018. Sans hésitation, il reprend du flambeau comme en 1998. Même si « dans vingt ans, le smartphone n’existera probablement plus ! Dans un tel projet, il faut avoir une vision », note le quarantenaire, qui pense déjà à réaliser un assistant intelligent libre. Comptez alors sur lui pour lancer la version libre du prochain gadget qui fera l’alpha et l’oméga de nos vies connectées.
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