Des enquêtes comme celles publiées dans le Guardian et le New York Times se multiplient. Les protagonistes changent — tantôt il est question de Facebook, tantôt de YouTube, tantôt de Twitter. Les intérêts changent aussi — propagande, business, surveillance de masse, influence. Enfin, les méthodes changent : vol de données, utilisation de bots, industrialisation du divertissement bas de gamme, escroquerie, exploitation de failles légales ou techniques.
Affaire après affaire, reste pourtant une constante : les victimes. Vous, moi, vos enfants, vos parents, vos proches, autant de personnes qui auront cru qu’un sondage sur un réseau social était anodin, qu’un compte Twitter rigolo ne pouvait pas servir des intérêts nationaux ou que des vidéos d’enfants qui s’amusent face caméra avec des jouets fraîchement déballés étaient inoffensives.
Derrière tous ces sujets, le géant du web est l’ennemi tout trouvé. C’est celui qu’on croit omniscient, au service du public et qui aurait dû faire en sorte que tout se passe bien avec les outils qu’il propose. C’est un postulat trois fois erroné.
Les plateformes ne sont pas infaillibles et sont gérées par des humains : ces humains font naturellement des erreurs. Les entreprises qui les éditent proposent des services qui sont devenus des piliers du web contemporain, mais quand elles font avec honnêteté des choses pour la communauté, elles les font aussi en pensant à leur propre intérêt — les services doivent respecter la loi, mais ne sont pas des services publics. Enfin, les utilisateurs les moins scrupuleux (ou les plus farceurs si nous ne sommes pas dramatiques) chercheront toujours des cas limites dans le fonctionnement des plateformes pour les détourner. L
es exemples semblent se multiplier ces derniers mois, car les plateformes du web sont heureusement passées d’un sujet journalistique de niche à un sujet journalistique général et politique, mais au fond, il n’en a jamais été autrement.
Le web ne changera pas si nous ne changeons pas
Jetons un pavé dans la mare : il n’en sera jamais autrement. Facebook ne pourra jamais prévoir qu’une application universitaire proposant un quiz banal à ses utilisateurs vendait en douce leurs informations à un institut d’analyse politique. Twitter ne pourra jamais empêcher les humains de répandre des mensonges plus vite que des vérités. YouTube ne pourra jamais supprimer des centaines de vidéos regardées des millions de fois, même si elles encouragent la bêtise ou abrutissent les plus jeunes. Les raisons évoquées seront toujours les mêmes : techniques, morales, légales, humaines, économiques… Derrière la communication qui tente tant bien que mal de rattraper le tir, il y aura toujours une bonne excuse — et il faudra admettre humblement qu’elle sera souvent légitime, compte tenu des intérêts en jeu.
Le web n’est pas un monde parallèle dans lequel les gens sont gentils
Reste que ces affaires ont le mérite de mettre en évidence une chose importante : la culture du numérique est aujourd’hui lacunaire et se voit doublée d’une naïveté en rapport avec son côté immatériel. Si quelqu’un court vers vous, l’air en colère, avec un marteau brandi, vous aurez peur et vous vous mettrez à couvert. Le marteau, outil pratique au quotidien, sera devenu une arme. Et personne ne doutera une seconde, dans cette situation, de son caractère létal. En revanche, l’entreprise qui dresse un profil psychologique complet de vous, le vend à un candidat à une élection, le tout avec un quiz de personnalité sur une plateforme de confiance, est inoffensive. Après tout, c’est sur le web, ce n’est pas si grave. Vrai ? Faux.
C’est un enseignement ô combien important, mais qui n’est que marginalement admis : le web n’est pas un monde parallèle dans lequel les gens sont gentils et où la volonté de nuire ou d’exploiter n’existe pas. Le web, c’est le monde réel, avec ses escrocs, ses harceleurs, ses bandits, ses manipulateurs, ses démagogues, ses entreprises toxiques, ses espions. Et surtout, ses failles que bien des organismes cherchant pouvoir ou profit se feront un plaisir d’exploiter. Il est probable que des tas de Cambridge Analytica existent à moindre échelle, sous d’autres visages et avec d’autres intérêts. Ces entreprises ont toujours existé, mais contrairement à hier, elles ont accès aujourd’hui à un public beaucoup plus large, beaucoup plus facilement.
L’hygiène numérique, notre primordial souci
Que faire alors ? Il n’est jamais question de baisser les bras, mais l’hygiène numérique doit devenir aujourd’hui un sujet majeur d’éducation. Le RGPD en définit les cadres, mais ne saura pas lutter contre les exceptions. Après tout, si vous continuez à répondre innocemment à tous les sondages sur Facebook, que votre compte est utilisé librement par des tas d’applications tierces ou que vous ne prenez pas la peine de vérifier qui a accès à ce que vous publiez, une loi ne peut rien pour vous : vous aurez validé toutes ces choses consciemment. La loi aura bien du mal à vous protéger de vous-mêmes.
Et l’hygiène numérique n’est pas un concept hors de portée. Des petits gestes simples peuvent changer votre rapport au web. Depuis combien de temps n’avez-vous pas regardé quelles applications ont un droit de regard ou d’édition sur vos comptes sociaux, Twitter, Google ou Facebook ? Avez-vous un numéro de téléphone enregistré sur un réseau social ? Vérifiez-vous consciencieusement avec qui vous partagez votre vie, vos photos, vos déplacements ? Savez-vous que vous pouvez utiliser des comptes privés sur la plupart des plateformes ? Vous êtes-vous demandé quel intérêt vous auriez à donner telle ou telle information sur telle ou telle plateforme ? Savez-vous ce que font les plateformes avec ces informations ? Savez-vous jauger le sérieux d’un tiers, la fiabilité d’une source ?
Si vous avez répondu oui à toutes ces questions, prenez du temps pour passer le mot autour de vous : considérons la formation au web comme un acte citoyen.
Car l’hygiène numérique, ce n’est pas se couper du monde virtuel — des amis sur Facebook, des médias sur Twitter, des stars sur Instagram ou YouTube. C’est plutôt savoir peser le pour et le contre de chacune de vos publications et interactions sur le web, en ayant à l’esprit vos intérêts, ceux des entreprises et ceux des tiers à qui vous donnez votre confiance. Comme dans le monde réel.
Et une fois que vous aurez commencé à y réfléchir activement, y penser deviendra une seconde nature. Un Cambridge Analytica sans vos réponses à un quiz sans intérêt tombé sur votre timeline n’a aucun pouvoir. Une chaîne YouTube qui enchaîne les vidéos glauques de Peppa Pig sans vue est vouée à mourir. Un mensonge sans RT n’est pas diffusé. Et si plus aucune de ces actions néfastes ne sert, même marginalement, l’intérêt économique ou culturel des plateformes, elles n’auront plus aucun intérêt à les mettre en avant. À nous de briser la spirale et de donner le premier coup de pouce à un cercle vertueux.
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