Lors d’un précédent sondage mené par Numerama (avec l’aide de Google Survey), 72 % des utilisateurs de plateformes de streaming musical interrogés estimaient avoir élargi leurs goûts musicaux grâce à ces dernières, contre seulement 17 % qui déclaraient ne pas avoir ouvert leurs oreilles. Avec des catalogues exponentiels, une accessibilité instantanée aux nouveautés, et des algorithmes à gogo, les plateformes comme Spotify auraient permis à leurs utilisateurs de se forger une plus solide culture musicale. Mais ce sentiment de liberté ne serait-il pas une illusion?
Conscientes qu’il s’agit d’un de leurs atouts, les entreprises du web ont en outre misé sur des fonctionnalités de découvertes. L’emblématique playlist automatique Discover Weekly de Spotify donne ainsi le ton : chaque semaine, l’algorithme propose à chacun une liste taillée sur mesure de nouveautés à son goût.
Pourtant, l’enthousiasme d’un monde riche, pluriel et régi par la découverte s’arrête là où deux mouvements viennent contredire l’idée que la nouvelle ère a ouvert grand les canaux de la diversité musicale.
En premier lieu, les labels ne font de plus de mystères quant à la guerre d’influence qu’ils mènent pour apparaître dans les playlists et être mis en avant sur les plateformes ; ensuite, les algorithmes, vecteurs à la fois d’une promesse et d’un retour en arrière, seraient moins des disquaires aventureux que des créateurs de bulles, balayant toute idée de diversité dans la recommandation.
Vendredi, c’est sorties !
Le vendredi est un jour sacré pour les mélomanes : un rendez-vous mondial et hebdomadaire qui convoque les scrupuleux fans à la découverte.
Il y a encore cinq ans, suivant les règles des importations, des cargos de disques qui parcourent le monde, les frontières musicales étaient encore présentes dans l’industrie. Si bien que chaque grand marché de la musique disposait de ses propres règles en matière de sorties : en France, la musique sortait le lundi, le mardi, c’était au tour des Américains, le mercredi du Japon, et enfin, le vendredi, c’était l’Australie. En 2015, l’industrie, menée par la Fédération internationale de l’industrie phonographique (Ifpi), a mis fin à ces traditions : vendredi, ce sera sorties, partout, tous les mois.
L’arbitrage mettait fin aux cafouillages répétées ces dernières années quand le téléchargement illégal permettait aux fans d’écouter un album encore indisponible dans leurs contrés pour quelques jours.
vendredi, ce sera sorties, partout, tous les mois
En outre, la décision remettait au centre du jeu musical la célébration mondiale des sorties. Bien que dématérialisée, l’industrie reste encore réglée comme une pendule. Et si cela peut paraître archaïque, c’est en réalité une bonne nouvelle pour les mélomanes et les professionnels.
En effet, à l’instar du mercredi en salles obscures, le vendredi invite chacun à se pencher sur les nouveautés, il exige des médias un temps dédié, et permet d’inviter dans le paysage de nombreux albums. On a ainsi vu les chroniques hebdomadaires des nouveautés s’aligner sur le vendredi. Pitchfork, la BBC, Billboard, les Inrocks en France et de nombreuses radios se livrent ainsi à des pastilles musicales le vendredi. Les plateformes, déjà bien implantée en 2015, ne sont pas en reste comme le montre le New Music Friday de Spotify, une playlist bien nommée.
Une vague, un enfer
Toutefois, la réalité du vendredi n’est pas aussi joyeuse et tranquille que le laisserait penser la réconfortante idée de rendez-vous hebdomadaire. Chaque vendredi, ce ne sont pas une poignée d’albums qui viennent cajoler nos oreilles sur internet, mais plutôt la livraison brutale d’une trop lourde pelletée : « 20 000 nouveaux morceaux arrivent régulièrement sur notre plateforme », note par exemple Rachel Cartier de Deezer auprès de Greenroom.
La quantification est presque impossible, les plateformes nous précisent ainsi qu’il est difficile d’établir une moyenne, tant les semaines sont diverses. Rappelons toutefois qu’en réunissant seulement les sorties des labels occidentaux, nous voyons déjà le nombre s’établir à trois chiffres. Sophian Fanen, ancien critique musicale pour Libé, désormais journaliste aux Jours et auteur d’une série d’articles sur le marché du streaming musical, concède à ce sujet : « Les vendredi sont devenus une sorte d’enfer et j’ai abandonné l’idée d’être à jour des sorties. De toute façon c’est devenu absolument impossible.»
« les disques mis en avant par les plateformes dans les playlists ne sont que la partie la moins intéressante de l’iceberg »
Les plateformes disposent pourtant d’une maigre vingtaine d’albums dans leurs pages nouveautés — c’est le cas de la plupart — et par là occultent une immense part de la réalité des sorties. Ainsi, le 23 mars dernier, sur Spotify, on comptait à peine plus de dix albums véritablement nouveaux dans la page nouveautés, le reste datant d’il y a une, deux voire trois semaines. Parmi ceux-ci, des gros titres comme le nouveau Jack White et le nouveau Diplo se distinguent, puis viennent des nouveautés françaises.
Ce vendredi là sortaient pourtant des disques autrement remarquées par la presse : un album de Mount Eerie (Best New Music chez Pitchfork) ou encore le nouvel album du rappeur congolais Baloji chez Bella Union (gratifié d’un On aime passionnément par Télérama). Ils n’apparaissent pas dans les nouveautés Spotify, pas plus que sur Google Play, ni sur Deezer.
De fait, les mélomanes se livrent, comme si la révolution numérique n’était pas intervenue, à une difficile et chronophage quête de nouveautés sur les sites spécialisés, pendus aux newsletter de leurs labels favoris et à des sites qui ambitionnent l’exhaustivité même si l’offre manque encore terriblement. Sophian Fanen par exemple dit « fuir le Radar des sorties » playlist nouveautés de Spotify, pour s’en remettre à un « travail de veille à l’ancienne : sur Twitter, grâce à des fils RSS, sur des labels que je suis sur Bandcamp, au hasard des écoutes aussi , il ajoute, les disques mis en avant par les plateformes dans les playlists ne sont que la partie la moins intéressante de l’iceberg ».
Des chemins de traverse
Interrogées, les plateformes se défendent timidement de freiner la diversité musicale. Peu prompte à répondre à nos demandes sur le sujet, nos interlocuteurs rappellent, chez Spotify par exemple, le fonctionnement des playlists, chemins de traverse de la découverte. Ces nouvelles reines de l’écoute sont de deux sortes sur le site de streaming suédois: les playlists créées par des employés, et celles agrégées automatiquement par les algorithmes des plateformes.
Les premières sont ainsi réalisées par une centaine d’employés dans le monde, en collaboration avec les labels qui tentent d’y placer leurs tubes, et ont pour nom des concepts aussi creux que « perfect day » ou encore « trajet du matin ».
Chez Spotify, on ajoute cependant que pour découvrir des genres musicaux, diversité oblige, on peut également se pencher sur des playlists plus racées : il est mentionné electro chill (sic) qui donnerait à l’utilisateur son shoot de beats.
C’est dans ces playlists humaines que se joue beaucoup du rapport labels et services de streaming : chez Because Music, Benjamin Verneuil nous précisait que c’était désormais une tâche acquise pour un label que de « s’assurer de placements dans les playlists ».
Pour nous faire découvrir ses artistes, le leader de l’indé en France use de toutes les techniques modernes : « Pour nous, construire un artiste est toujours lui donner accès à la presse, les blogs et à des concerts. [A présent] s’ajoutent les playlists », gérées «comme la programmation des radios.» Dès lors, les playlists et pages nouveautés représentent largement les sorties qui importent le plus aux labels, surtout quand ceux-ci sont localisés.
La musique a encore des frontières
Malgré le statut international des plateformes, cette éditorialisation se joue beaucoup à l’échelle nationale. En France, Amazon Music a recruté des programmateurs francophones pour élaborer un catalogue proche des affinités hexagonale lors de son arrivée, quitte à refaire le travail déjà réalisé pour les marchés anglophones, quand Spotify se targue d’avoir une dizaine d’employés de la sorte à Paris.
Le résultat est perceptible dans les pages nouveautés. Vendredi dernier, sur les douze albums mis en avant par Spotify en France, on compte cinq sorties distribuées par Universal, deux par Sony, deux pour Warner, seulement trois pour des indépendants, tous français. En outre, ce vendredi encore, des absences frappent : l’incartade cubaine de Daptone, Orquesta Akokán, ou encore le merveilleux disque d’Amen Dunes chez Sacred Bones Records.
Face aux choix humains, guidés par les labels et une (trop) forte localisation nationale, les playlists automatiques devraient s’imposer. Elles seraient, pour Spotify, le moyen de s’y retrouver dans la vague de nouveautés en tant qu’utilisateur. Matthew Ogle, responsable du service, défend le système de la playlist New Music Friday de la sorte auprès de Quartz : « Nous n’avons jamais eu autant de technologies pour nous assurer que si vous êtes le plus petit et le plus étrange musicien du monde, produisant une musique qui intéresse seulement 20 personnes, nous pouvons retrouver ces 20 personnes ».
Chanceux sera l’utilisateur curieux
Le problème de ces playlists purement automatiques, qui mélangent des titres qui devraient nous plaire parce que venant d’artistes que nous connaissons à ceux que les autres utilisateurs, qui nous ressembleraient, écoutent — façon Amazon les autres client ont également acheté ceci — serait de nous faire tourner en rond.
Chanceux sera l’utilisateur curieux, multipliant les goûts et les genres : sa playlist sera à son image. Malheureux, sera celui démuni d’une culture de l’écoute et d’une curiosité nourrie. Et quand bien même un peu explorateur, disons que l’utilisateur serait friand de bossa nova parce que lusophone, il est peu probable que Spotify aille jusqu’à lui proposer la samba urbaine du Paulista Criolo, ou encore la saudade de Tim Bernardes. D’expérience, c’est plutôt une réédition de Jobim qui tombera dans ses nouveautés.
Il apparaît dès lors une évidence : les associations d’idées, les dérives sémantiques et statistiques de la machine n’ont pas l’obscure logique de nos propres pérégrinations.
Il faudrait peut-être que la machine fonctionne comme notre esprit : mobilisant toutes les dimensions sensorielles et cognitives dans la découverte. Il faudrait, aussi, le poids du prescripteur, son autorité et sa licence, ou encore, le contact imaginaire à une œuvre et enfin, la matière du souvenir qui s’agrège autour de notes, de mots, sans raison apparente. Spotify a beau synthétiser la psychologie des chansons grâce à la machine, celle-ci continue de prétendre que de grands classiques de la tristesse ne seront jamais équivoques : alors même que nous raillons chaque jour Wonderwall pour cette même raison.
Il n’y a dès lors, aucune alternative. Il faut vivre ses découvertes comme autant de réactions chimiques imprévisibles, y consacrer du temps et de l’attention, chercher, trouver, chercher encore, et continuer d’explorer un continent, heureusement, étranger à la machine pour encore quelques années : la vie intérieure.
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