Lorsque l’on parle de chiffres à des dirigeants de Netflix, on obtient souvent la même réaction. Un sourire franc et un haussement d’épaules faussement exagéré, parfois couronné d’un « vous avez bien raison de tenter le coup ! », lancé avec un regard entendu.
La multinationale, qui organisait ces 18 et 19 avril une série de conférences pour présenter ses futurs contenus, assume sa réputation : ne jamais communiquer ses audiences. Elles sont pourtant au cœur de la stratégie de Netflix, qui crée des contenus aujourd’hui diffusés à 125 millions d’abonnés dans le monde.
Les données publiques ne sont pas rares ; elles sont quasiment inexistantes. En 2013, la plateforme indiquait qu’Orange is the new black était sa série originale la plus regardée — à l’époque où Netflix n’en avait qu’une dizaine à son actif — . Aujourd’hui, ce genre d’information est strictement confidentiel. Tout juste peut-on apprendre, au détour d’une lettre aux actionnaires, qu’une série espagnole, La casa de papel, est devenue « la série non anglophone la plus regardée » en moins de quatre mois. Par rapport à quelles autres productions ? Qui arrive deuxième ? Dans quelles régions du monde ? Impossible de le savoir.
Cette aversion pour les chiffres dépasse même les considérations d’audience. Si on connaît le nombre d’abonnés de la plateforme aux États-Unis (56,7 millions) et à l’international (68,3 millions), car la plateforme les indique dans ses résultats trimestriels, pas moyen d’avoir le détail en fonction des pays. Libération a récemment avancé le nombre de 3,5 millions d’abonnés en France. Interrogé à ce sujet, Reed Hastings refuse évidemment de les confirmer. Lorsqu’on lui demande pourquoi, il est presque déstabilisé : « Je ne sais pas vraiment, ça fait partie de la culture de l’entreprise. Peut-être qu’on changera ça un jour. »
Le silence comme arme
Au niveau des audiences, cette culture du secret présente deux avantages pour la plateforme : on ne peut pas la comparer à ses concurrents, et cela évite d’avoir à communiquer sur les flops.
La série Marseille en est un parfait exemple. Première production originale de Netflix en France, elle a rapidement essuyé de très vives critiques à sa sortie en mai 2016, raillée pour ses stéréotypes et sa pauvreté narrative. Personne ne s’attendait à ce qu’il y ait une saison 2, mais à l’époque, Netflix n’avait jamais annulé de série après une seule saison. Elle a été renouvelée. Du côté de la plateforme, on affirmait que si la série n’a pas trouvé son public en France, elle avait eu son petit succès en Russie et au Brésil. Toujours sans avancer d’ordre de grandeur. Ce n’est que ce 20 avril 2018 que Netflix a confirmé qu’il ne renouvellerait pas la série pour une troisième saison. Sans plus de commentaire.
On ne connaîtra probablement jamais les audiences de la première série française de Netflix. Pourtant, ces données sont cruciales aux yeux du géant américain. Tout est une question d’échelle, nous a expliqué Ted Sarandos ce 19 avril lors d’un entretien. Pour qu’un programme soit « efficace » le ratio est simple : il faut que son audience soit proportionnelle à ses coûts.
Une petite audience pour un faible budget, une grosse audience pour un gros budget
En somme, Netflix se satisfait d’une « petite audience pour un faible budget, ou d’une grosse audience pour un gros budget ». Cindy Holland, vice-présidente des contenus originaux pour Netflix, nous détaille la manière dont elle décide, avec son équipe, de donner le feu vert à une production :
« On écoute avant tout l’idée développée par les créatifs. Puis, on a une équipe dédiée à l’analyse et la planification des contenus, qui nous aide à faire des projections sur quelle audience on pourrait avoir sur cette idée. On a aussi des débuts de conversation sur quel type de budget on pourrait mettre. Puis on peut aller voir notre équipe ‘production et financement’ pour affiner ces chiffres. Et une fois qu’on a décidé d’acquérir un projet, on négocie le montant, les termes de l’accord et le budget. »
Il arrive toutefois que les coûts surpassent le nombre de spectateurs espérés. Ce fut le cas pour Sense8, qui « n’avait pas une audience assez élevée pour soutenir la série », regrette Cindy Holland. La série des sœurs Wachowski a donc été annulée en juin dernier, au grand dam des fans — qui se consoleront avec un double épisode final prévu pour cette année —. « Je pense aussi que Sense8 était un peu en avance sur son temps », précise-t-elle toutefois, en ajoutant qu’elle estime que la série aurait eu une plus grosse audience si elle était sortie en 2018, et non en 2015.
Mais cette annulation a aussi marqué le début d’une nouvelle ère dans la stratégie de contenus de la plateforme. Lorsqu’elle a décidé de ne pas renouveler Sense8 en juin 2017, Netflix n’avait annulé que 6 séries avant elle. Aujourd’hui, le géant de la SVOD se donne la liberté d’arrêter des séries beaucoup plus fréquemment — il a depuis mis un terme à une douzaine de plus.
Annuler pour mieux créer
Reed Hastings l’a annoncé le 1er juin 2017 : il veut annuler beaucoup plus de séries. Non pas par plaisir, mais pour donner l’opportunité à son équipe de prendre plus de « risques créatifs » et de produire un grand nombre de programmes variés, dans l’espoir que l’un d’entre eux sera un succès mondial.
Derrière cette décision, il y a un postulat assumé : personne ne connaît la recette magique qui fera exploser à coup sûr les audiences d’un programme, pas même Netflix. Les succès surprises de la récente La casa de papel ou de 13 Reasons Why l’ont montré. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces deux productions, pourtant construites comme des miniséries à l’intrigue bouclée, se sont vues offrir des volets supplémentaires. De quoi se garantir un succès d’audience à faible risque — la saison 2 de 13 Reasons Why, très attendue, devrait sortir dans les semaines qui viennent.
En revanche, reproduire le succès d’une série populaire ne semble, à ce jour, pas avoir porté ses fruits. Everything Sucks, qui cochait de nombreuses cases au niveau des ressemblances avec le mastodonte Stranger Things — des enfants mignons sur fond de nostalgie d’il y a quelques décennies — a été arrêtée ce 6 avril 2018. La série de 10 épisodes, au budget modeste, a-t-elle fait de si mauvaises audiences ? Ou est-elle simplement victime de la nouvelle politique d’annulation de la chaîne ? Les voies des chiffres restent impénétrables.
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