Vous pensiez que la date de sortie du prochain iPhone était le secret le mieux gardé de la planète tech ? Essayez de parler du lancement d’Amazon Echo en France aux personnes dans la confidence. « Désolé, j’ai signé un NDA [un accord de non-divulgation, ndlr] avec mon sang », rigole un acteur des médias. « Je pourrai vous en parler… une fois que ce sera lancé », nous explique une productrice.
Dire que l’arrivée de l’enceinte connectée d’Amazon était très attendue sur le marché français est un euphémisme. Après des semaines de retard, la presse tech semblait avoir enfin obtenu une date : ce fut d’abord le 14 avril selon Tom’s Guide… puis le 23 mai selon Le Figaro. C’est finalement ce 6 juin que la plateforme d’e-commerce a décidé d’officialiser son Amazon Echo, nourrie par Alexa, son intelligence artificielle.
Deux enceintes connectées (Echo et le petit Echo Dot) seront ainsi commercialisées à partir du 13 juin 2018, tandis qu’une troisième, Echo Spot, est attendue pour le 23 juillet. Et pour appuyer cette arrivée en force, Amazon a mis de gros moyens. Outre la communication verrouillée, le travail sur les offres musicales ainsi que sur l’adaptation technologique d’Alexa à la langue française, le géant américain a pris appui sur plusieurs dizaines de médias français, qui fournissent leurs services gratuitement.
Un immense marché à conquérir
Depuis janvier 2018, le géant de la tech prend des rendez-vous avec de très nombreux médias français, écoute les envies, questionne et propose des partenariats. À l’inverse, Google avait lancé son Google Home le 3 août 2017 sans grande préparation, puis avait tenté d’inonder le marché de son Google Home Mini, offert, après quelques temps, par de nombreuses enseignes.
Il faut dire que le marché à venir est gigantesque. De nombreux spécialistes estiment que les assistants vocaux vont engendrer le prochain grand changement sociétal en s’inscrivant durablement dans notre quotidien. Pour se démarquer de la concurrence dans l’hexagone, Amazon a donc choisi de prendre son temps et de miser sur l’adaptation au marché français. Un choix qui a son importance lorsque l’on sait que ce marché reste, à ce jour, plutôt réticent à l’adoption de cette technologie audio. Selon un sondage du cabinet H2\ publié le 23 mai 2018, seuls 6 % des Français ont une enceinte connectée, et 12 % compteraient en acheter une d’ici 2019.
Créer gratuitement de l’information sur-mesure
Pour proposer une offre différente, Amazon arrive ainsi avec plusieurs tours dans son sac. Outre les services (Domino’s, AlloResto ou autres applications Uber), ce sont les médias français qui ont la part belle dans ce nouveau projet. Au lancement d’Amazon Echo en France — que Numerama a pu tester quelques jours avant sa mise en vente officielle —, on constate que de nombreuses équipes de journalistes ont accepté de suivre le mouvement.
Sud Ouest, RTL, Capital, LCI, L’Équipe, France Inter, Télé Loisirs, Brut, BFM TV, RMC Sport ou encore l’édito politique de Christophe Barbier (si, si) de L’Express : on trouve plus d’une vingtaine de partenaires médias, qui proposent des flashs de 2 à 3 minutes, calés sur-mesure pour la plateforme. Parmi eux, Le Parisien a accepté de nous ouvrir ses portes et nous dévoiler les coulisses de fabrication de ce nouveau format d’information .
Tout a débuté en février dernier, lorsque Pierre Chausse, directeur adjoint des rédactions du quotidien francilien, a rencontré les équipes d’Amazon. Le projet le séduit, ainsi que le format, qui pourrait lui permettre de toucher « de nouveaux lecteurs, plus jeunes ». « On voulait un ton décontracté, avec plus de ‘chair‘ qu’un flash info classique », explique-t-il. Amazon donne alors le choix entre deux manières de présenter ces flashs quotidiens : un journal monté et enregistré par un journaliste, ou une option « text to voice », c’est-à-dire un texte lu par l’assistant audio Alexa.
Cette deuxième solution, privilégiée par Sud Ouest ou Le Figaro, est évidemment moins coûteuse, mais elle est beaucoup, beaucoup moins agréable à entendre. À l’écoute, la voix est saccadée (voir dans la vidéo ci-dessous), les intonations d’Alexa font forcées et l’assistant ne fait pas le poids face à la fluidité d’un discours prononcé par un humain.
Aussi Le Parisien a-t-il préféré dépenser un peu d’argent pour investir dans un contenu plus qualitatif. Pierre Chausse contacte alors les équipes de Binge Audio*, une plateforme française qui héberge et produit des podcasts mais est aussi éditeur de contenus, pour qu’elle lui apporte une aide technique dont il manque. « On leur a juste fait gagner du temps sur la manière de traduire leurs objectifs en audio », explique David Carzon, directeur de la rédaction de Binge Audio, qui proposera, au passage, son propre flash actu tous les jours, plus éditorialisé et « rentre-dedans » que ceux de ses confrères.
Il recrute pour le Parisien des journalistes pigistes, qui viennent sélectionner, rédiger et enregistrer les flashs tous les soirs dans un (tout) petit espace au sein de la rédaction du Parisien, qui partage désormais ses locaux avec les Echos dans le 15è arrondissement. Un micro, un ordinateur et une connexion Internet suffisent à envoyer le flash pour qu’il soit accessible dès le lendemain matin par les utilisateurs d’Amazon Echo.
Le plus gros défi pour le journal : « adapter la ligne éditoriale d’un média » à ce genre de plateforme, alors que le format est nouveau et que personne ne sait vraiment si Amazon Echo sera beaucoup utilisé pour consommer de l’information, si l’objet sera rejeté par les Français ou s’il entrera naturellement dans leur quotidien.
La crainte de louper le coche
« Aujourd’hui, on ne se rémunère pas », concède sans hésitation Pierre Chausse. Il faut à l’inverse dépenser de l’argent (« pas beaucoup ») pour être sur Amazon Echo : Le Parisien rémunère les journalistes pigistes supplémentaires, formés en radio, qui savent à la fois trier les informations, parler dans un micro mais n’ont « pas trop les tics de la radio classique ».
De son côté, le HuffPost, qui proposera un flash basé sur « l’info surprenante du jour » pour se démarquer des flash info bruts traditionnels, produit son flash en interne, avec des membres de son pôle vidéo. « Ça nous prend un peu plus de temps que de faire une vidéo pour le web classique », explique Alexandre Phalippou, rédacteur en chef.
Les plateformes tech proposent, les médias disposent
Les médias français ont conscience de ne pas chercher le profit. L’objectif est ailleurs : il y a à la fois l’envie de tester des choses, d’innover de nouvelles manières d’informer, et, forcément aussi, de ne pas prendre le risque d’être à la traîne par rapport aux confrères.
Car en voyant cette longue liste de médias qui ont développé des skills pour Amazon, on ne peut s’empêcher de penser aux Instant Articles de Facebook. En 2015, le réseau social de Mark Zuckerberg a inventé ce nouveau format d’articles, intégrés directement à Facebook, qui se chargent quasi immédiatement sur mobile. Les éditeurs de presse qui acceptaient de jouer le jeu et intégrer leurs articles de cette manière devaient ainsi tirer ainsi une croix sur la redirection d’audience sur leur propre site.
En novembre 2015, Le Parisien était le premier média français à se lancer dans les Instant Articles. Mais le quotidien avait rapidement déchanté en voyant qu’il n’y gagnait pas assez. Aux États-Unis, la moitié des médias qui s’étaient mis à ce format l’ont depuis abandonné, a rapporté récemment une étude de la Columbia Journalism Review.
À l’image de ces Instant Articles, des Snapchat Discover ou encore de l’obligation de développer la vidéo en direct sur Facebook (sur laquelle le réseau social est depuis revenu) l’arrivée d’Amazon Echo présente à la fois une grande opportunité pour les médias, mais aussi un investissement qui risquerait de ne jamais payer. « On sait pas si ça va marcher ou pas », confirme Alexandre Phalippou, « Soit ça va être la nouvelle révolution comme avec la vidéo pour le web, soit ce sera le syndrome du ‘cadre photo numérique’, le cadeau qu’on offre à Noël et qui finit dans un placard six mois plus tard.»
Une chose est sûre : les sites d’info sont désormais habitués, voire contraints, de suivre les évolutions imposées par les plateformes américaines pour ne pas risquer d’être laissés de côté. David Mattin, analyste et détecteur renommé de tendances chez Trendwatching, avait récemment expliqué lors du sommet The Next Web que selon lui, les grandes tendances ne se détectent pas en observant le comportement des utilisateurs, mais en prenant en compte les évolutions de la technologie.
Un an après l’arrivée de Google et son enceinte connectée, le marché français semble toujours timide, a montré une étude de Statista en février 2018. Avec l’ajout d’Amazon Echo et le lancement du HomePod d’Apple le 18 juin prochain, les Français auront bientôt le choix entre trois assistants audio concurrents. Reste à voir si la demande sera au rendez-vous.
* Marie Turcan participe au podcast Next Episode, qui est produit par Binge Audio, pour des chroniques qui ont été rémunérées à hauteur de 350 euros au total, depuis le début de l’année 2018. Elle participe aussi bénévolement depuis un an au podcast Un Épisode et J’arrête.
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