En à peine quelques mois, les services de trottinettes électriques en libre service se sont multipliés. À Paris, il existe désormais 9 applications permettant d’utiliser ces appareils. Ce qui pose la question : qui s’occupe de recharger leur batterie une fois la nuit tombée ? Alors que les acteurs du marché pouvaient encore être comptés sur les doigts d’une seule main dans la capitale, l’une de ces personnes nous avait raconté en quoi consiste cette activité.
« C’est plutôt sportif : j’ai perdu 6 kilos depuis que j’ai commencé à charger des trottinettes ! » : à l’autre bout du fil, la voix de David [ndlr : le prénom a été changé] laisse deviner qu’il esquisse un sourire. Quand on lui demande comment il s’y prend pour déplacer plusieurs trottinettes par jour, sa réponse montre bien que la besogne est éreintante.
David est ce qu’on appelle, dans le jargon de l’ubérisation, un « Juicer » : un chargeur de trottinettes électriques. Il n’est pas employé par Lime, pas plus qu’il ne l’est par Bird. Pourtant, ce sont bien les trottinettes de ces deux sociétés qu’il s’occupe de recharger presque quotidiennement, une fois sa (première) journée de travail achevée. David est autoentrepreneur : il a passé un contrat avec les deux entreprises qui le rémunèrent à chaque fois qu’il charge une nouvelle trottinette à Paris.
« J’ai commencé en juillet dernier, un peu par hasard. J’ai utilisé une trottinette électrique », entame David au téléphone. Dans l’application Lime, qu’il est en train d’utiliser, il tombe sur l’option permettant de devenir chargeur. « Au début, j’ai essayé par curiosité. Avec l’entreprise que j’ai déjà, c’était facile de renseigner un numéro SIRET. Puis je me suis aperçu que cela permettait d’ajouter un peu de beurre dans les épinards », raconte-t-il.
Un rendez-vous pour récupérer les chargeurs
Sous couvert d’anonymat, David détaille volontiers les étapes qu’il a dû suivre pour offrir ses services à la société : « Il l faut passer un tutoriel pour apprendre comment récupérer les trottinettes. Pour continuer, il faut obligatoirement le valider à 100 %. » Il ajoute que Lime envoie ensuite un mail ou un sms aux futurs juicers qui ont validé le test, afin qu’ils viennent récupérer leurs premiers chargeurs auprès d’un représentant de Lime.
Pour David, ce premier rendez-vous s’est tenu dans un lieu de co-working. Il n’est pas seul sur place : avec lui, une douzaine d’autres entrepreneurs sont venus récupérer leur matériel. « En théorie [il insiste sur ces deux mots], on nous donne quatre chargeurs pour commencer, au début, et en avoir davantage si l’on suit bien les règles. Dans les faits, on peut parfois repartir avec 30 à 40 chargeurs le premier jour », note le juicer, qui décrit ce chargeur comme semblable à celui d’un ordinateur portable.
« C’est intéressant tant que ça ne passe pas sous la barre des 6 euros »
Chacun des appareils permet, selon Lime, de charger complètement une trottinette en quatre heures : leur batterie doit être pleine à 95 % pour que Lime ou Bird considère la mission accomplie. « Dans les faits, il faut plutôt cinq heures de charge », corrige David.
Une trottinette chargée rapporte à David la somme de 8 euros chez Lime. Chez Bird, société pour laquelle il est aussi devenu chargeur, ce paiement est récemment passé à 7 euros. « Avec l’arrivée d’Uber sur ce marché, le prix a tendance à baisser. D’autant que les contrats que j’ai passé avec ces entreprises disent que la rémunération par trottinette peut varier entre 5 et 25 euros. C’est intéressant tant que ça ne passe pas sous la barre des 6 euros. Après, ce n’est plus suffisant pour compenser les coûts d’un véhicule et d’un local qui sont nécessaires à cette activité. » Dans son enquête publiée le 4 octobre, BFM TV raconte également les difficultés de chasser ces trottinettes, qui sont nombreuses à être dissimulées par des particuliers, pour un butin effectivement maigre : après 2 heures et 15 minutes, ils ont récolté 6 euros (soit 2 euros de l’heure en ôtant leurs coûts d’électricité et la cotisation payée à l’URSSAF).
Après 7 heures, il est trop tard
Une fois le contrat passé et le chargeur récupéré, David a commencé à « chasser » ses premières trottinettes dans les rues de Paris. Pour les dénicher, il se repère sur les applications de Bird et Lime, les mêmes que celles destinées au grand public. « En journée, on peut ramasser toutes les trottinettes dont la batterie est vide. À partir de 21 heures, on peut ramasser toutes les trottinettes, tout court. Quand on les recharge, il faut les déposer avant 7 heures du matin, sinon on ne sera pas payé », explique David. Chaque trottinette de Bird et Lime doit regagner son « nid » en temps et en heure.
La plupart des juicers utilisent un véhicule pour réaliser leur mission. « Certains utilisent leur scooter. Parfois, je gare mon véhicule quelques mètres plus loin, et je fais le reste du chemin à pied, au risque de parfois me faire verbaliser », poursuit David. Le chargeur a même déjà constaté que d’autres juicers louaient des camions à d’autres personnes, en les chargeant de ramasser les trottinettes pour leur compte — il ne cache pas son agacement face à ce genre de situations.
Trop de chargeurs, pas assez de trottinettes
« En juillet, quand j’ai commencé, c’était bien plus facile de charger les trottinettes. Depuis septembre, les choses se compliquent. Il y a plus de chargeurs, donc de capacité de chargement que de trottinettes disponibles. Sur l’application, il n’est pas possible de réserver la trottinette que l’on repère. Avec le temps, cela risque de devenir de plus en plus compliqué », s’avance David.
Le fait que certains usagers cachent les trottinettes électriques complique aussi le travail des chargeurs. David nous a envoyé une capture d’écran de son application Bird, dans laquelle une carte permet d’identifier les trottinettes à récupérer. Plus elles sont difficiles à atteindre, plus la somme allouée pour leur rechargement est élevée.
« Qu’est-ce que je fais le jour où la police vient me voir ? »
« Que risque quelqu’un qui ne rend pas la trottinette ? Je n’en ai pas la moindre idée », s’interroge David, ajoutant un peu plus tard dans la conversation que « les gens s’en battent les reins ». Selon l’autoentrepreneur, retrouver les trottinettes logées dans des parkings ou des locaux à poubelles relève de l’exploit. David a même déjà retrouvé une trottinette dans une agence immobilière, soupçonnant l’entreprise d’avoir utilisé son SIRET pour obtenir un contrat de chargeur.
Le juicer ne craint pas seulement de se mettre en danger lorsqu’il tente de récupérer un appareil de Lime ou Bird dans des lieux improbables. Il aimerait aussi pouvoir être clairement identifié comme chargeur pour éviter que son comportement semble suspect dans la rue : une personne qui ramasse des trottinettes et les entasse dans son coffre attire l’attention. « Lime refuse de nous donner des gilets, ou un signe distinctif que l’on pourrait porter pour être identifiés. Qu’est-ce que je fais le jour où la police vient me voir ? Je garde mon contrat sur moi, au cas où. »
« Qu’est-ce que je fais le jour où la police vient me voir ? »
Malgré ces critiques, l’autoentrepreneur voit dans la mission de juicer une activité prometteuse, qui pourrait « créer des emplois ». Par mois, il estime retirer entre 1 300 et 1 400 euros du chargement de ses trottinettes. « Il va bientôt y avoir entre 2 000 et 3 000 trottinettes dans Paris : plus la demande sera forte, moins les chargeurs vont gagner d’argent. Il va falloir structurer cela, on a besoin du soutien de Lime et Bird, ainsi que celui du grand public », martèle David.
Récemment, en plus de Bird et Lime, les entreprises Txfy et WIND se sont lancées à Paris. Avec un plus grand nombre de trottinettes en circulation, les opportunités risquent de se raréfier pour les juicers : la compétition pourrait devenir plus forte qu’elle ne l’est déjà. David se demande si les chargeurs, qui se retrouvent parfois à deux ou trois sur la même trottinette avec une batterie vide, pourraient un jour en venir aux mains. David l’affirme sans hésiter : « On joue les rapaces. »
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