Trois paragraphes, une photo, un salon de coiffure breton qui change de propriétaire. C’est une information banale dans une article de presse régionale comme des milliers en sont publiés chaque jour, qui a pourtant été vu par des millions de Français.
Dans la nuit du 20 décembre 2018, Ouest France a publié cette brève sur son site internet — l’un des plus suivis de l’hexagone. Quelques heures plus tard, l’article est propulsé en tête de la sélection Apple News, montrée sur la colonne de gauche à tous les propriétaires d’iPhone et d’iPad en France.
Aux alentours de midi, de nombreux journalistes commencent à partager des captures d’écran de la sélection News de leur iPhone, où le fameux article de Ouest France a été sélectionné au milieu des informations nationales (sur le numéro 1 de Renault ou le mouvement des gilets jaunes).
Contactée par la Dépêche au lendemain de cette médiatisation surprise, la coiffeuse Marina Robinard de Mézières-sur-Couesnon (Ile-et-Vilaine) se dit complètement dépassée par les récents événements. Entre les journalistes et les simples curieux, elle enchaîne désormais les coups de téléphone. Mais pourquoi a-t-elle été propulsée en tête de la rubrique News de tous les iPhone de France ?
Apple News doit s’améliorer
Ce couac montre combien le système Apple News est opaque, et aurait besoin d’une vraie évolution. Ouest France fait partie de la petite vingtaine de médias nationaux à être régulièrement sélectionnés par Apple dans sa rubrique « News », comme l’avait souligné Marianne en avril 2018 dans une première enquête sur le sujet. En dehors d’Apple, personne ne sait vraiment comment ce choix est opéré : il s’agit à la fois d’une sélection humaine (pour décider quels sites sont pris en compte, ajoutés ou évincés), mais aussi d’un algorithme aux voies impénétrables.
L’algorithme de la multinationale américaine peut sélectionner des articles d’actualité politique, économique, sociale, mais aussi à caractère anecdotique comme ce papier sur les « gâteaux mous » de Libération, qui a obtenu 250 000 vues en septembre dernier. « C’est peut-être dix ou vingt fois plus que l’audience qu’aurait rencontrée l’article sans cette mise en lumière », a expliqué le site d’info dans un deuxième article.
En France, Apple News n’est pas du tout aussi développé qu’aux États-Unis, où l’interface ressemble plus aux fonctionnalités que propose Google Actualités, avec une éditorialisation du contenu et une présence forte des médias. Chez nous, il s’agit pour l’instant uniquement d’une mise en avant de quatre articles de presse française, que les propriétaires d’iPhone peuvent consulter lorsqu’ils balaient leur écran d’accueil vers la droite. Ces quatre articles changent au fil de la journée.
Avoir un article choisi par Apple News fait immédiatement exploser les statistiques de fréquentation de son site : le nombre de vues se compte en centaine de milliers. Les sites d’info sont ainsi enfermés dans une relation ambiguë avec le géant américain. Ceux qui ne figurent pas dans Apple News s’en plaignent, et ceux qui y apparaissent ne comprennent pas comment, ni pourquoi. Un rédacteur en chef adjoint de Franceinfo a par exemple expliqué que l’algorithme d’Apple avait sélectionné un article d’actualité de son site alors qu’il était vieux… d’une semaine.
Le cadeau empoisonné ?
À ce jour, Apple News est un cadeau empoisonné pour les rédactions françaises, qui n’ont pas moyen d’utiliser pleinement cet outil. Pire, il est impossible d’intégrer ces pics d’audience à une réelle stratégie de développement d’un site d’information. Vu que la sélection se fait au bon vouloir d’un algorithme opaque, les sites peuvent difficilement se « vanter » d’avoir explosé les statistiques avec un coup de chance, et encore moins en tirer des conclusions sur la manière d’être mieux mis en avant dans le module d’Apple. Et l’algorithme ne sélectionne pas forcément les enquêtes fouillées ou les informations exclusives : il est difficile d’en tirer un signal pertinent sur la qualité d’un article.
Apprendre de l’erreur Facebook
Le problème devient encore plus épineux lorsque ce petit module commence à devenir une grosse source d’audience pour un site. Interrogé par Marianne, un expert estimait que cela pouvait représenter jusqu’à « 30 ou 40 % » de l’audience d’un site — sans fournir d’exemple précis. Aux États-Unis, Apple News (qui n’est pas seulement un widget mais intègre complètement les articles dans son interface) est d’ailleurs devenu un acteur indispensable, remarquaient récemment les Echos.
L’expérience avec Facebook a montré que lorsque les médias misent beaucoup sur une plateforme tierce, ils prennent le risque de gonfler artificiellement des audiences qui pourraient re-chuter si l’entreprise décidait de changer de modèle. C’est ce qu’il s’est passé avec le réseau social de Mark Zuckerberg, sur lequel de nombreux sites d’info se sont appuyés pour faire grossir leur audience, jusqu’à ce que Facebook modifie son algorithme. Un temps privilégiées, les vidéos ont arrêté d’être mises en avant. Les articles, eux, ont été relégués derrière les « contenus communautaires » (comme les photos de vacances de votre tante).
Dans un article d’une rare honnêteté, Slate.com a montré en juin dernier comment son audience qui provenait de Facebook avait chuté de 81 % en un an (entre mai 2017 et mai 2018), passant de 19 millions mensuels à… 3,6 millions.
En France, les médias n’ont pas non plus été épargnés, même s’ils communiquent moins dessus. Selon nos informations, plusieurs gros médias nationaux ont vu les audiences provenant de Facebook chuter. Le site Mashable France a quant à lui fermé ses portes, officiellement à cause d’un « changement de cap stratégique », mais également non sans lien avec une stratégie de grossissement d’audience sur Facebook qui n’a jamais porté ses fruits.
Pour l’instant, Apple News n’a pas été officiellement lancé en France, mais l’inquiétude quant à l’influence qu’un widget géré de manière opaque peut avoir sur les médias français est légitime.
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