Un article de Wired suppose que le mème nommé #10YearsChallenge est une idée de Facebook pour entraîner ses IA. Problème : cette fiction censée faire peur est loin de ce que savent déjà faire les algorithmes en 2019.

Depuis le début de l’année 2019, un mème nommé #10YearsChallenge est diffusé sur les réseaux sociaux. Il se résume très facilement : les utilisateurs publient un message avec une photo d’eux actuelle (prise en 2019) et une photo d’eux il y a 10 ans (prise en 2009). Ce mème a inspiré un tweet à la journaliste Kate O’Neill du magazine américain Wired.

Elle y énonce une fiction qu’elle a imaginée : et si ce mème était en fait une ruse de Facebook pour entraîner ses algorithmes à reconnaître des gens il y a 10 ans ? Le tweet, très black mirroresque, a donné naissance à un article sous la forme d’un édito. Et, petit à petit, reprise après reprise, partage après partage, la fiction de la journaliste (qui est intéressante en soi et permet de réfléchir ce problème) est devenue une réalité : le #10YearsChallenge est un complot de Facebook pour entraîner ses IA. Et un court démenti de Facebook n’y a rien changé.

Seulement, cette affirmation est on ne peut plus fausse et ne sert ni le journalisme tech, ni la réflexion autour des nouvelles technologies… ni les intérêts des citoyens. Voilà pourquoi.

Un édito de fiction n’est pas une réalité

Facebook a été critiquable à bien des égards depuis 2016 et la presse a été, presque à chaque fois, à la hauteur de ce qu’on attend d’elle : prendre au sérieux les géants de la tech, les considérer comme des acteurs majeurs de nos sociétés et agir en contre-pouvoir. Mais imaginer, c’est déjà arrêter de parler de faits. Oui, on peut imaginer pour se faire peur, pour se projeter ou pour lancer une discussion. Reste que ce qui sort de cet imaginaire reste de l’ordre de l’imaginaire. Et Kate O’Neill ne le cache pas.

Capture d'écran de l'article de Wired

Capture d'écran de l'article de Wired

Ni Google, ni Facebook, ni Twitter n’ont besoin de cela

Cette affaire montée en épingle, comme une expérience de pensée, nous ferait presque oublier l’essentiel : aucun des géants de la tech n’a besoin de ce #10YearsChallenge pour entraîner ses algorithmes. Si vous êtes un utilisateur actif de ces réseaux sociaux, tous nés il y a plus de 10 ans, vous avez probablement publié des photos de vous à intervalle plus ou moins régulier, cédant au passage un droit de regard aux plateformes que vous utilisez.

Et des géants de la tech, Facebook est celui qui aurait le moins besoin du #10YearsChallenge : un utilisateur actif et quotidien publie des photos de lui, se fait identifier sur d’autres, participe à des événements, reçoit des messages pour son anniversaire… Bref, Facebook sait ce à quoi vous ressembliez il y a 10 ans, il y a 5 ans, il y a 2 ans, il y a 2 semaines et peut-être même lorsque vous êtes nés. Avec des données bien plus précises que celles d’un mème, qui contient potentiellement d’énormes faux positifs (photos mal datées, blagues, détournements…).

La crainte évoquée existe déjà

Utiliser un mème pour entraîner un algorithme de reconnaissance d’image ? So 2016. Dans les faits, l’état de l’art en la matière est bien plus avancé que ce qu’imagine Wired, tout autant du côté des services aux entreprises que des outils pour les particuliers. Prenons un exemple accessible à toutes et tous et qui n’a même pas autant de matière que Facebook : la reconnaissance faciale de Google Photos.

Aujourd’hui, Google est capable de vous reconnaître à partir d’une seule photo où vous êtes identifiés. En l’activant sur mon compte Google et en choisissant une photo de 2015, Google a repéré 1 680 photos où j’apparaissais, certaines datant de 2000. Et on ne parle pas de photos clairement identifiables. L’algorithme de Google est déjà bluffant ou flippant — au choix.

La photo référence, de 2015

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Une photo de 2019, prise le 16 janvier, avec lunettes et le visage à moitié caché

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Une photo en quart profil, facile ? Avez-vous vu que ma tête apparaissait aussi sur une capture d’écran d’AirDrop à gauche ? Google l’a vu.

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Le 15 mai 2006, Young Julien Cadot prenait en photo floue un papillon et apparaissait, déformé, dans le reflet de sa fenêtre. Google l’a bien identifié.

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C’est moi ça ? Oui.

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Pas convaincu ? Google est déjà si bien entraîné qu’il est capable de reconnaître un chat quand il était bébé, identifié sur une photo à l’âge de 15 ans.

Photo de référence de Chipie

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Chipie aujourd’hui

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Chipie à la naissance

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Bref, les géants des nouvelles technologies investissent des milliards de dollars depuis des années dans les algorithmes, l’apprentissage machine et ce qu’on appelle souvent à tort l’intelligence artificielle. Et cela fonctionne plutôt bien.

La reconnaissance faciale est déjà au stade du creepy

Enfin, pourquoi avoir besoin d’un jeu de données de gens qui ont vieilli de 10 ans, quand l’état de l’art actuel est déjà très, très loin devant ? C’est un peu ce que masque l’article de Wired, en faisant croire que ces technologies en sont à leurs balbutiements. Avec l’avènement des GPU comme moteurs de calcul extrêmement compétents pour reconnaître des images, en réalité, les IA sont déjà capables de choses bien plus étonnantes, et ce, avec moins de données et moins d’informations.

En 2017, lors de la GPU Tech Conference de Nvidia, nous avions pu voir en action un dispositif conçu par une jeune entreprise et destiné aux forces de l’ordre. Il était capable, en temps réel, d’identifier des personnes dans la rue avec un flux passable d’une caméra de surveillance et de donner à ces personnes des attributs (lunettes, femme, homme, veste de telle couleur…).

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Ensuite, grâce à un réseau de caméras et de savants calculs, il était capable de reconnaître une « cible » hors contexte et dans une autre situation à partir de cet unique cliché. Ici, un homme ayant commis une effraction dans le métro (bousculer une dame en lui volant son sac) a été repéré sur un vélo, plus tard, par une autre caméra.

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Les GPU sont aujourd’hui si bons et si puissants que ce type de solutions apparaissait presque banal dans les allées de la GPU Tech Conference, des startups de quelques personnes étant capables de prouesses moindres, mais déjà impressionnantes.

C’est aussi pour cela que, début 2019, plusieurs associations ont demandé aux géants d’arrêter de vendre ces technologies pour des solutions militaires. Pour cela également que, en interne, des employés des entreprises impliqués commencent à organiser des mouvements de contestation pour empêcher de tels investissements. Et la prise de conscience de ces multinationales existe.

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