Et si Facebook se recentrait vraiment sur la protection de la vie privée ? La question peut sembler absurde, tant le réseau social a une image abimée en la matière : une entreprise de ce type, dont le modèle économique dépend quasi exclusivement de la monétisation des données personnelles auprès des publicitaires, ne paraît avoir aucun intérêt à aller vers un modèle qui affecterait sa croissance.
C’est pourtant ce que prétend vouloir faire le site communautaire. Mercredi 6 mars, Mark Zuckerberg s’est fendu d’une longue tribune dans laquelle il partage sa « vision axée sur la protection de la vie privée pour le réseautage social ». Dans celle-ci, le fondateur de Facebook déclare « croire qu’une plateforme d’échange orientée sur la vie privée est encore plus importante que les plates-formes ouvertes d’aujourd’hui ».
Le milliardaire de 34 ans évoque en particulier six principes qu’une telle plateforme devrait respecter :
- des interactions privées et personnelles,
- du chiffrement de bout en bout entre les personnes,
- une durée de conservation des messages raisonnable,
- une plateforme sûre pour chaque individu,
- une inter-opérabilité entre diverses plateformes
- un stockage sécurisé des données.
« Aujourd’hui, nous constatons déjà que les messages privés, les histoires éphémères et les petits groupes sont de loin les domaines de communication en ligne qui connaissent la croissance la plus rapide », observe le patron du plus important réseau social au monde. Une dynamique dont la société de Menlo Park entend visiblement profiter, à l’heure où ses perspectives de croissance sont bousculées par les affaires.
Divers engagements figurent aussi dans le long propos de Mark Zuckerberg, comme celui de ne pas construire de centres de traitement de données dans les pays qui ne sont pas démocratiques (un exemple pas anodin : Apple, qui se présente comme le champion de la vie privée, a choisi d’en ouvrir un en Chine — or, les rapports entre Tim Cook, le patron d’Apple, et Mark Zuckerberg sont au plus bas), ou bien celui d’améliorer encore le chiffrement sur Messenger et WhatsApp.
Cap sur le chiffrement
Sur le chiffrement des données, sujet que Mark Zuckerberg avait déjà évoqué par le passé en déclarant qu’il « rend plus difficile la lutte contre la désinformation », semble aujourd’hui se rallier à l’idée qu’il faut du chiffrement de bout en bout pour toutes les communications privées, car « c’est la bonne chose à faire ». Pour autant, il explique qu’il faut en parallèle disposer d’outils qui permettent aussi de contrer ce qui est illicite.
« Cela me semble juste, tant que nous prenons le temps de mettre en place les systèmes de sécurité appropriés qui arrêtent les tiers malveillants dans le cadre d’un service chiffré », écrit-il. L’intéressé ajoute que des travaux sont en cours en la matière, incluant des échanges avec des experts en sécurité. « Au fur et à mesure que nous en apprendrons davantage de ces experts, nous déterminerons à la façon de déployer ces systèmes », dit-il.
« C’est la bonne chose à faire »
L’intervention de Mark Zuckerberg a été commentée par Alex Stamos, l’ancien chef de la sécurité de Facebook. L’homme, qui a quitté le réseau social à la suite de désaccords sur la manière dont la plateforme gérait la désinformation lors de la campagne présidentielle de 2016, regrette ainsi que son ex-patron ne l’ait pas faite deux ans plus et espère que les annonces publiques se refléteront dans les décisions internes du groupe.
Il salue certaines annonces, comme la décision de ne pas installer de serveurs dans les pays autoritaires ou totalitaires et le choix de consulter davantage les spécialistes de la sécurité informatique. Il note que Mark Zuckerberg, tout en ayant conscience des soucis que peut poser le chiffrement dans certaines situations, reconnaît que son service a un double problème, sur la sûreté des individus et sur la sécurité des communications.
« Mark parle explicitement des inconvénients dans le fait de connecter les gens entre eux », écrit Alex Stamos. La tribune mentionne ainsi ouvertement d’exploitation de mineurs, de terrorisme et d’extorsion. « À l’heure actuelle, Facebook fait n’importe quoi — et de la part des mêmes personnes — à la fois pour avoir violé la vie privée des gens et pour ne pas avoir suffisamment surveillé les communications », ajoute-t-il.
« Des inconvénients dans le fait de connecter les gens entre eux »
Aux yeux d’Alex Stamos, c’est un mouvement habile qui servira aussi à atténuer les scandales autour de Facebook.
« Dans un monde où tout sera chiffré et ne durera pas longtemps, des pans entiers de scandales seront invisibles pour les médias », prévient-il. Voilà le revers de la médaille d’une sécurité au plus haut niveau, même si Facebook, à en croire son patron, entend mettre au point des systèmes de sécurité appropriés, et que les résolutions d’enquêtes ne dépendent heureusement pas uniquement de l’accès en clair à des communications chiffrées.
Décalage entre les paroles et les actes
Le discours de Mark Zuckerberg survient dans un contexte spécial pour l’entreprise, car la société est à l’aube d’un grand chamboulement dans ses activités mobiles. Le réseau social a dans les cartons le projet de rapprocher ses différentes applications (Messenger, WhatsApp, Instagram) pour pouvoir les faire communiquer entre elles. Et bien sûr, il est question de chiffrement de bout en bout.
Du fait du passif de Facebook, ou en tout cas de l’image que le réseau social renvoie en matière de respect de la vie privée, l’intervention de Mark Zuckerberg a été accueillie avec un scepticisme poli, dans le meilleur des cas. Nombreux ont aussi été les internautes à balayer d’un revers de main les propos du chef d’entreprise, estimant qu’il s’agit-là d’un énième coup de pub sans lendemain.
Mark Zuckerberg semble visiblement en avoir conscience ; en tout cas, il a admis que le groupe mettait auparavant l’accent sur d’autres priorités, même s’il ne n’est pas vraiment épanché sur la nature de son modèle économique ni cité les affaires récentes qui ont frappé de plein fouet son groupe, à commencer par le scandale de Cambridge Analaytica ou bien les mensonges autour du rachat de WhatsApp.
« Je comprends que beaucoup de gens ne pensent pas que Facebook puisse ou veuille créer ce genre de plateforme axée sur la protection de la vie privée, parce que, franchement, nous n’avons pas actuellement la réputation d’établir des services de protection de la vie privée, et nous nous sommes toujours concentrés sur les outils pour un partage plus ouvert », poursuit l’Américain.
« Je comprends que beaucoup de gens ne pensent pas que Facebook puisse ou veuille créer ce genre de plateforme »
« Mais nous avons montré à maintes reprises que nous pouvons évoluer pour créer les services que les gens veulent vraiment, y compris dans la messagerie privée », ajoute-t-il. « « Je crois que l’avenir des communications passera de plus en plus à des services privés et chiffrés où les gens peuvent être sûrs que ce qu’ils se disent entre eux reste sécurisé et que leurs messages et leur contenu ne resteront pas éternellement. C’est l’avenir que, je l’espère, nous contribuerons à réaliser.»
Une réorientation de Facebook, ou tout du moins de certaines de ses applications, vers plus de vie privée semble donc avoir des conséquences économiques énormes pour un géant comme Facebook, dont l’activité centrale est finalement d’être intermédiaire entre des publicitaires et des consommateurs. À première vue, le ciblage publicitaire sera plus difficile et donc moins lucratif.
Motivation dictée par le marché
Mais comme toujours, le diable se cache dans les détails.
Comme l’ont fait remarquer divers observateurs, la manœuvre de Facebook semble avant tout dictée par des enjeux de concurrence et de régulation plutôt que par une prise de conscience éthique. C’est ce que pense Ashkan Soltani, l’ex-directeur technique de la Commission fédérale du commerce, qui s’occupe aux USA du droit de la consommation et des pratiques commerciales anticoncurrentielles :
« Cette décision est tout à fait stratégique pour utiliser la protection de la vie privée comme un avantage concurrentiel et pour verrouiller davantage Facebook comme plateforme de messagerie dominante », commente-t-il. Et de poursuivre : « Tandis que les communications entre usagers seront chiffrées de bout en bout, les messages aux services Facebook seront toujours collectés et retenus par Facebook afin de vous fournir les services (par exemple, lorsque vous chattez avec des chatbots) ».
Autrement dit, Facebook s’éloignerait donc d’un modèle publicitaire pour embrasser celui de l’intermédiation entre des clients et des commerces. Toute la question est de savoir si les masses d’argent que brasse Facebook avec la publicité pourront être retrouvées avec l’intermédiation commerciale. Cela éclaire en tout cas les bruits de couloir autour d’une future monnaie numérique chez Facebook, adossée à des devises légales, pour faciliter les paiements et les transferts dans l’écosystème de Facebook.
Sans surprise, la tribune publiée par Mark Zuckerberg évoque très superficiellement les enjeux économiques derrière cette réorientation, mais elle laisse bien transparaître que c’est d’abord pour des raisons d’évolution du marché que cette trajectoire est prise, plutôt que parce que l’opinion publique ou les États — et qu’il s’agit bien du chiffrement de bout en bout entre les utilisateurs, pas avec les services.
Le texte glisse toutefois quelques indices de cette transition. Un exemple est par exemple donné « d’une personne qui découvre une entreprise sur Instagram et passe facilement à l’application de messagerie qu’elle préfère pour des paiements sécurisés et le support client.»
Plus loin, Mark Zuckerberg déclare également que « nous devons réfléchir sérieusement à tous les services que nous construisons (…) de la façon dont les gens effectuent les paiements et les transactions financières, au rôle des entreprises et de la publicité, et à la façon dont nous pouvons offrir une plateforme pour d’autres services privés ».
Sans doute est-il encore trop tôt pour déterminer si les annonces de Mark Zuckerberg préfigurent un bouleversement du paysage numérique ou si tout ceci n’est qu’un écran de fumée. Car, comme le fait remarquer Nikhil Sonnad, de Quartz, il n’est même pas certain que Mark Zuckerberg ait la même définition de la vie privée que le commun des mortels. Or, des malentendus pourraient découler de cette différence d’appréciation.
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