C’est fait : à Munich, ce 19 septembre 2019, Huawei a annoncé son premier smartphone flagship sans prononcer les mots « Google » ou « Android ». Et pour cause, la gamme de smartphones ne viendra jamais avec les Google Play Services, cet ensemble de logiciels, d’applications et de services qui viennent se loger dans Android et donnent notamment l’accès au Play Store. Une impossibilité pour Huawei qui a été placé sur une liste d’entités par le gouvernement Trump, entités qui n’ont pas le droit de commercer avec des entreprises américaines.
Un smartphone sans Google Services est condamné
La série Mate 30 est pourtant, par bien des aspects, un poids lourd de l’année au niveau technologique. De l’écran magnifique au notch embarquant un détecteur de mouvement, en passant par les trois caméras, la charge rapide sans-fil, un mode slow motion impressionnant ou le revêtement arrière en cuir vegan. Bref, c’est un smartphone qui aurait pu concourir dans l’élite de cette fin d’année.
Huawei a pourtant raison de réfléchir plus longuement à son lancement européen — et français. Sans les Google Services, le smartphone perd des applications massivement utilisées dans nos contrées : Gmail, YouTube, Google Maps, Chrome pour ne citer que les plus importantes, mais aussi toutes les applications américaines qui ne sont pas encore dans l’App Gallery de Huawei, comme Uber, Twitter, Netflix ou Snapchat. Quant aux mises à jour de celles qui y sont déjà — Facebook, Instagram pour ne citer qu’elles –, elles sont incertaines : ces entreprises pourront-elles continuer à honorer des contrats ? Sans ces applications, il est difficile de vendre un produit, quand toute la concurrence les propose.
Le constructeur chinois est conscient de ces soucis et la conférence était troublante à bien des niveaux. Avant le début des festivités, la presse européenne a été invitée dans un événement privé au cours duquel Walter Ji, président de Huawei pour l’Europe, a déclamé un discours tantôt larmoyant, tantôt gênant. On a pu y réapprendre une partie de l’histoire du capitalisme d’état chinois, et comment, dans un pays encore communiste, un jeune homme avait décidé de créer une entreprise pour que sa famille aille mieux. Entre détails étranges (« ma famille devait choisir entre une minute de communication ou un repas ») et justifications audacieuses (« les employés de Huawei préféraient dormir à l’entreprise, car il y avait la clim ! »), Huawei a clairement montré ses faiblesses stratégiques et ses lacunes en communication en voulant démontrer ses forces.
Huawei sans Google : la troisième voie ?
Mais dans ces ombres et ces discours millimétrés, l’observateur avisé du monde de la tech ne peut que voir que, dans ces conditions difficiles, Huawei est en train de s’imaginer un avenir bien à lui. Les interdictions américaines ont forcé le géant à un changement de plan et lors de la conférence dédiée aux Mate 30 (sous-titrée ironiquement « Repenser nos possibilités »), il nous a semblé que cette rupture avait permis à Huawei de se libérer pour lancer la conception d’un troisième modèle.
En deux mots comme en cent, ce modèle se résume facilement : Apple chinois. Cela n’est pas à prendre au sens péjoratif, même si Huawei multiplie les références et copies au géant américain, mais au sens stratégique. Huawei a effectivement articulé toute la fin de sa présentation autour de son écosystème qui est en train de naître. Au-delà du système d’exploitation, qui est le cœur de la maîtrise de ses produits, Huawei se projette bien au-delà en annonçant un investissement international d’un milliard d’euros pour inciter les développeurs à proposer des applications sur sa plateforme.
Du côté hardware, Huawei n’est pas non plus en reste : la télévision nommée Vision aurait été anecdotique si elle ne se comportait pas comme un hub domotique, au cœur de la maison pour contrôler des objets connectés — précisément ce que fait Apple avec son Apple TV. Huawei se projette dans un univers hardware qui est à construire et qui sera porté par des partenaires asiatiques et européens, qui, s’ils se laissent convaincre, pourraient afficher un nouveau badge à côté des compatibilités Alexa, Assistant et HomeKit.
Mettre Google à distance, c’est aussi l’opportunité pour Huawei d’afficher ses ambitions… dans le respect de la vie privée. En trois slides furtifs, le géant chinois a montré des copies presque conformes de la stratégie Apple : chiffrement des données sur le smartphone par une puce seule capable de les authentifier, logique de silo pour que les applications ne partagent pas des données entre elles ou encore, stockage cloud privé.
Si l’on ajoute à cela une hypothétique offre de services (Huawei TV+ avec des séries originales ? Huawei News pour les médias ? Huawei Music ?), on se retrouve avec un géant de la tech qui pourrait, en puissance, arriver à rivaliser avec les deux monopoles installés. La première étape se baserait alors sur Android en version open source, mais partirait ensuite sur le système d’exploitation maison nommé HarmonyOS.
Cette vision qui amènerait une nouvelle concurrence pourrait redéfinir un marché de la tech aujourd’hui très figé. En revanche, il confirmerait la place de l’Europe comme géant enclavé définitivement entre deux puissances, n’ayant pour choix que de s’allier, par idéologie, philosophie ou intérêts économiques, avec la Chine ou les États-Unis. Et un sens, Huawei l’a bien compris : cette conférence à Munich n’est que la première pierre d’une opération séduction à grande échelle. Les prochains mois nous montreront dans quel sens penchera la balance.
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