Il y a quelques jours, j’ai reçu la version PDF d’un livre dans ma boîte mail : Dinner depression, de Julia Joy Raffel. Vous ne connaissez pas cette autrice ? Vous n’êtes pas le seul. En faisant une recherche Google, on ne trouve presque aucune trace d’elle. Pas de biographie sur Wikipédia, pas d’interviews, pas de revues de libraires, pas de comptes sur les réseaux sociaux… et c’est tout à fait normal. Car Julia Joy Raffel n’existe pas. Ou plutôt, c’est une intelligence artificielle.
Il existe une dizaine d’ouvrages rédigés par des machines comme elle. Mais que valent-ils vraiment ? Une IA peut-elle concurrencer, voire dépasser des humains ? Spoiler : pour le moment, ce n’est pas franchement le cas.
Dinner depression, le livre qui ne vous remontera pas le moral
Dinner depression est un projet développé par Mikkel Thybo Loose, étudiant spécialisé en machine learning et Andreas Refsgaard, artiste. Tous deux sont danois. Quand nous avons demandé à Andreas Refsgaard s’il avait lu le livre de Julia Joy Raffel, il s’est mis à rire et a prononcé un « non » franc. Il a ajouté qu’il ne souhaitait ça « à personne ».
Parce que j’ai parfois un sens profond du sacrifice, je me suis malgré tout plongée dedans. Au niveau de la mise en page, il faut d’abord admettre que c’est plutôt réussi. Il y a une table des matières avec les chapitres, des paragraphes distincts, des guillemets, des majuscules au début des phrases, pas mal de ponctuation. Si l’on met de côté le fait que le livre commence par le chapitre 13 car l’IA s’est trompée dans les chiffres romains, ça fait illusion.
Là où ça se gâte, c’est lorsque l’on commence à lire. Pour vous donner un aperçu, voici la première phrase : « That my wife was enfronted, and at times I did, the frozen cylinder went down, but deeply, of the same intensity, I saw that this made a slight engine in the Big Burn ».
Vous aurez beau parler anglais, la relire trois ou quatre fois, cette introduction est incompréhensible. Si l’on devait la traduire de façon très littérale en français, ça donnerait quelque chose comme : « Que ma femme était en face, et aux moments où je l’ai fait, le cylindre gelé est tombé, mais profondément, de la même intensité, j’ai vu que cela avait généré un léger moteur dans la Grosse Brûlure ».
Ensuite, ça ne s’arrange pas. Julia Joy Raffel parle de chats, de feux d’artifice dans une maison, d’un tunnel et de martiens et me perd un peu plus à chaque mot. Je lis des phrases longues de 8 lignes qui me semblent interminables. Les subordonnées s’accumulent dans un joyeux micmac, je ne comprends rien aux personnages ou à leurs actions, ni même à l’histoire en général. En fait, je me rends compte qu’il n’y a pas d’histoire. C’est long, laborieux, douloureux. Au bout d’une vingtaine de pages, je me résous à l’évidence : Julia Joy Raffel n’est pas l’autrice de l’année, ni même de la semaine. Elle ne gagnera aucun prix Goncourt et je ne finirai jamais son bouquin.
Le but était-il d’écrire un bon livre ?
Andreas Refsgaard ne cache pas que le livre est de qualité médiocre. Mais selon lui, se baser sur ce seul critère serait une erreur.
« Quand on a commencé ce projet, confie-t-il à Numerama, nous savions qu’aucun de nous deux n’était capable de produire un modèle d’apprentissage par machine qui donnerait de très bons résultats. Mais nous y avons vu l’opportunité de créer un projet unique ».
Plus qu’un livre, c’est tout un projet artistique qu’ils ont en effet mené de concert. Ils ont inventé plusieurs auteurs, dont les noms ont été générés par des algorithmes. Les livres ont été écrits de la même manière, ainsi que les titres. Les couvertures n’ont pas été réalisées par un graphiste, mais pas une autre IA. Pour les prix ou même les revues sur les livres, c’est la même chose : dans cette libraire virtuelle, tout n’est que création numérique.
Réaliser un tel travail n’est pas simple. Pour chaque tâche, Mikkel Thybo Loose et Andreas Refsgaard ont dû avoir recours à un système d’entraînement différent. Ils ont aussi mobilisé des ressources différentes, pour les perfectionner. Une IA n’est efficace que si elle est « nourrie » de suffisamment de matière pour pouvoir s’en inspirer et recréer des textes ou images. Pour le texte des livres ou leurs couvertures, les Danois ont ainsi utilisé « des dizaines de livres de science-fiction disponibles sur Amazon ».
Il a fallu plusieurs ajustements pour que le projet ressemble à quelque chose, notamment parce que l’IA inventait parfois un peu trop de mots. Mais à en croire Andreas Refsgaard, cela ne serait pas un problème. « Si notre but avait été d’écrire de bons livres, nous aurions évidemment été déçus, dit-il. Mais en l’occurrence, ça ne nous dérangeait pas. Je trouvais même ça intéressant de voir comment une machine mixe parfois des mots pour en créer un autre qui pourrait avoir du sens ».
Il y a effectivement des passages qui m’ont arraché un sourire, voire qui m’ont semblé poétiques. Était-ce parce qu’il s’agissait des seules phrases à peu près compréhensibles de l’ouvrage ? Je n’exclus pas cette option. Voici quelques bonnes lignes que j’ai notées, afin que vous puissiez juger par vous-même : « il me regardait à travers ma peau », « elle devait contempler ce jour qui me mentirait », ou encore : « la nature devint, sans anxiété, aussi horrible que la Lune ». À condition d’aimer les métaphores audacieuses, on peut y trouver un certain charme.
« Les robots vont remplacer les auteurs »
Sur Skype, Andreas Refsgaard m’a raconté qu’il avait créé cette librairie virtuelle « pour s’amuser », mais aussi pour se moquer des prophéties qui voudraient que les robots remplacent bientôt les humains, y compris dans le milieu de l’art — dans la musique notamment. « Peut-être qu’ils pourront nous délester de tâches mécaniques simples, estime-t-il, mais on est encore loin de l’IA auteur de best-sellers. »
Les livres écrits dans le cadre du projet Books by AI sont disponibles depuis début 2019 sur Amazon. « Pour le moment, nous en avons vendu 21 », indique l’artiste. Il nous assure n’avoir reçu aucun avis négatif. Pourtant, comme l’avait repéré ActuaLitté ce 21 octobre, rien n’indique sur la fiche des livres qu’ils ont été écrits par un robot. A priori, le succès n’est pour le moment pas suffisant pour que la plateforme les recommande à des utilisateurs qui n’ont pas fait la démarche de les trouver… De toute façon, Andreas Refsgaard a peu de scrupules. « Amazon laisse bien en ligne de faux avis », dit-il.
Il nous assure qu’il en créera d’autres. L’artiste leur promet un avenir un peu plus radieux : « nous avions travaillé sur les premiers livres avec des logiciels un peu vieux et limités, mais il est aujourd’hui possible de faire bien mieux ».
De multiples projets ont vu le jour, ailleurs qu’au Danemark. Ils n’ont pas toujours reçu un accueil chaleureux de la part de la critique. Un journaliste de NME avait par exemple écrit à propos d’un livre inspiré de l’univers de Harry Potter : « JK Rowling n’a pas à s’inquiéter des robots qui pourraient la remplacer. Dans ses meilleurs extraits, le livre pourrait à la limite être adapté en un film si mauvais qu’il en devient sympathique. »
Le seul ouvrage qui semble être de qualité a été produit par Toshihiro Sato, un professeur d’université japonais. Quelques extraits de cette oeuvre ironiquement appelée The Day A Computer Wrote A Novel (le jour où un ordinateur a écrit un roman, nldr) sont disponibles en ligne (PDF). Leur qualité est très largement supérieure à Dinner depression. Les phrases ont du sens et sont même bien construites. Le roman a d’ailleurs failli gagner un prix littéraire, dont il avait passé la première phase de sélection, avant d’être débouté.
Si vous êtes curieux et un peu doué en informatique, sachez qu’il existe un site pour créer sa propre histoire avec une IA. Il s’appelle Literai et est gratuit. Le résultat semble de qualité… aléatoire.
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