Vous l’avez déjà remarqué en naviguant sur le net : les sites web peuvent choisir bien des domaines pour apparaître sur la toile. Vous connaissez certainement le « .com », qui est le plus répandu (c’est celui-ci que nous utilisons), et le « .fr », qui est destiné à la France (nous l’utilisons aussi, mais il vous redirige vers la première adresse). Et il est fort probable que vous ayez déjà croisé le « .org ».
Il sert par exemple à l’encyclopédie Wikipédia et à Mozilla, qui s’occupe du navigateur web Firefox. Le projet d’archivage du web Internet Archive l’utilise aussi, tout comme le site de pétitions Change. Idem pour Code, site destiné à l’apprentissage de la programmation, et l’archive ouverte de prépublication arXiv. En France, il est employé par des associations liées aux logiciels libres, comme Framasoft et l’APRIL.
En principe, le « .org » concerne les organisations à but non lucratif. Mais dans les faits, il peut tout à fait être utilisé par n’importe qui. Par exemple, de nombreux sites web proposant de télécharger illégalement des contenus culturels s’en servent ou s’en sont servis, le plus connu d’entre eux étant The Pirate Bay. Le « .org » est un domaine âgé : il est né en 1985, la même année que le « .com » et le « .net ».
Depuis 2003, c’est l’organisme sans but lucratif Public Interest Registry (PIR) qui gère ce domaine. De nationalité américaine, PIR est une filiale de l’Internet Society. Celle-ci est également américaine et un organisme sans but lucratif. Cependant, depuis le 13 novembre 2019, la situation a changé : PIR n’est plus une filiale de l’Internet Society, mais va appartenir désormais à Ethos Capital.
L’annonce a été faite par Andrew Sullivan, patron de l’Internet Society, en poste depuis septembre 2018. Il déclare que son organisation a trouvé un accord avec Ethos Capital, une société d’investissement. Dans ce cadre, Ethos Capital va non seulement récupérer PIR, mais aussi tous ses actifs. Y compris donc le domaine « .org », pour lequel l’Internet Society avait remporté un appel d’offres pour le gérer.
Naturellement, Andrew Sullivan ne dit que du bien de cette transaction. Ethos Capital est présenté comme une entreprise ayant un « mélange idéal d’expertise, d’expérience et de valeurs partagées pour faire progresser les objectifs du .org » et possédant également « une compréhension approfondie des subtilités de l’industrie des domaines ». Bref, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Inquiétudes sur l’avenir du « .org »
Néanmoins, cette transaction n’a pas manqué de faire soulever quelques sourcils. C’est le cas d’Alexis Kauffmann, le fondateur de Framasoft, ou de Stéphane Bortzmeyer, ingénieur R&D à l’AFNIC, l’organisme qui gère le « .fr ». Le site spécialisé dans l’industrie des noms de domaine, DomaineNameWire, est lui aussi très perplexe et s’interroge sur certains dessous de l’affaire.
En particulier, le site observe que Nora Abusitta-Ouri, l’une des dirigeantes d’Ethos Capital, travaillait jusqu’en 2016 pour l’ICANN, la société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet. Or, c’est cette société américaine qui supervise l’administration des domaines sur le net, comme le « .com ». Le site note aussi qu’un ancien patron de l’ICANN, Fadi Chehadé, n’est pas étranger au deal.
Le site s’étonne aussi de la jeunesse apparente de la structure Ethos Capital, notamment du fait que son nom de domaine (EthosCapital.com) a été acquis fin octobre. Il relève aussi que l’adresse EthosCapital.org a manifestement été enregistrée par Fadi Chehadé début mai, peu avant la création dans le Delaware d’une société sous le nom d’Ethos Capital, LLC. Bref, tout ceci semble très récent.
Or, dans le même temps, l’ICANN a décidé ce printemps de modifier les règles tarifaires en vigueur sur plusieurs noms de domaines, dont le « .org ». En clair, il s’agit de faire sauter les limites de prix qui existent. Et depuis juin, c’est le cas. L’ICANN a levé le plafond qui était en place pour les noms de domaine en « .org », alors même que des milliers de réactions lors de l’appel à commentaires s’opposaient à ce changement.
En clair, PIR est maintenant en mesure de facturer les domaines en « .org » à sa guise. Or, voilà où le bât blesse. Même si l’Internet Society se dit convaincu que PIR va conserver l’objectif de garder le domaine « accessible et à un prix raisonnable », « tout en renforçant et approfondissant davantage son engagement envers la communauté», le fait est que c’est maintenant un organisme à but lucratif qui pilote in fine PIR.
Quel sera le prix raisonnable promis par PIR dans un cadre lucratif ?
Or, l’appréciation d’un organisme sans but lucratif sur ce qu’est un « prix raisonnable » est sans doute assez différente de celle d’une société qui cherche à faire des profits. La suite semble d’ores et déjà cousue de fil blanc : progressivement, par petites touches, la grille tarifaire sera réévaluée à la hausse, parce qu’il est improbable de penser qu’Ethos Capital ne voudra pas tirer le maximum du « .org ».
Le nombre de domaines utilisant le « .org » est évalué à 10 millions. Il reste à savoir si les changements que beaucoup anticipent affecteront seulement les futurs domaines achetés ou si ceux déjà en place finiront par l’être aussi. Par ailleurs, il se posera aussi des enjeux de régulation au regard des liens troublants qui ont été mis en avant, ainsi que de la faisabilité légale d’une telle opération.
Certes, il ne serait pas non plus dans l’intérêt de PIR et d’Ethos Capital de rendre les prix trop excessifs, car cela ferait fuir les clients. Cela pourrait néanmoins poser des difficultés nouvelles pour des domaines stratégiques, parce qu’ils ont acquis une visibilité maximale : un domaine comme celui qu’utilise Wikipédia pourrait donner lieu à des dérapages, même si des promesses ont été faites.
Lorsque l’ICANN a décidé de lever le plafond, DomaineNameWire se montrait confiant, en observant que l’équipe de PIR « est compétente et bien dirigée ». Il précisait toutefois que les « les patrons changent. Les conseils d’administration aussi. Et un jour, ça pourrait mal tourner. ». Il aurait pu ajouter que les maisons-mères également. Ce virage tant redouté est peut-être en train d’arriver.
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