« À vous de jouer ! Vous allez répondre à 5 questions vidéo, puis à un questionnaire écrit », annonce le site. « Votre entretien durera 7 minutes », précise-t-il. Et pas une de plus. 45 secondes de préparation pour lire la question, et une minute pour y répondre, c’est tout. En face, pas de recruteur, juste notre écran d’ordinateur, et le retour caméra qui semble nous regarder droit dans les yeux. « C’est vraiment déshumanisant », conclut Maud, qui a vécu l’expérience en postulant pour un emploi en avril.
Ce processus a un nom : un entretien en vidéo différé, bien différent du Skype classique où les recruteurs sont de l’autre côté de l’écran. Une autre différence de taille, encore plus étrange : certains de ces logiciels utilisent même de l’intelligence artificielle pour analyser et noter les performances des candidats, avant même qu’un humain n’ait vu les vidéos. Et le processus est de plus en plus utilisé, notamment en France.
70 % des entreprises du CAC 40 utiliseraient l’IA
Les entretiens vidéo différés, de plus en plus utilisés par les grands groupes pour leurs recrutements, ne requièrent aucune présence humaine de la part des entreprises. Le candidat répond aux questions affichées sur son écran pendant que sa caméra tourne, puis le tout est envoyé à l’entreprise qui recrute, analysé soit par des humains, soit par les algorithmes. Lorsque l’intelligence artificielle est sollicitée, le résultat est ensuite présenté sous forme de liste aux personnels des ressources humaines. Si c’est à eux que reviendra le choix final, leur travail est déjà pré-mâché : les candidats ayant reçu la meilleure note, selon l’algorithme, sont tout en haut. Deux entreprises utilisant des algorithmes se partagent le marché, l’Américaine HireVue et la Française EasyRecrue : selon les chiffres qu’ils vantent, plus de 70 % des entreprises du CAC 40 et un tiers de celles du Fortune 100 américain utiliseraient leurs logiciels.
L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans les processus de recrutement n’est pas encore encadrée en France. Cependant, la demande en entretiens vidéo différés a augmenté de 40% depuis le début du confinement, selon CleverConnect, qui propose un service de matching [un algorithme qui met en avant les meilleurs candidats pour un poste avant de passer des entretiens, ndlr] aux entreprises. La tendance ne risque pas de s’atténuer dans le futur.
Elle pose de nombreuses questions, en termes de vie privée et de données, mais aussi dans les biais de recrutement. Le risque ne vient pas seulement des entretiens vidéo différés ou du matching : le tri des CV est aussi une tâche déléguée à des algorithmes dans certaines entreprises, et LinkedIn a annoncé le 29 avril 2020 la mise en place d’outils d’entraînement à la présentation qui fourniront des conseils aux utilisateurs grâce à de l’intelligence artificielle, qui pourrait repérer leurs faiblesses. LinkedIn n’a pas encore dévoilé plus de détails sur le fonctionnement de cet IA, ni sur une date de sortie en France, mais la nouvelle laisse déjà entrevoir que le recours aux algorithmes va aller s’accentuant.
Numerama a testé « l’entretien différé »
Peu importe l’entreprise, les entretiens vidéo différés se déroulent toujours de la même manière. Après avoir postulé, on reçoit par mail un lien redirigeant vers la plateforme où les questions vont s’enchaîner. Pas de possibilité de recommencer ou de mettre pause : une fois le temps imparti écoulé, l’enregistrement s’arrête, et la question suivante apparaît. Une fois le mail reçu, le candidat a 72 heures pour faire l’entretien, qui peut être réalisé aussi bien sur téléphone que sur ordinateur portable. En l’espace de 10 minutes maximum, ce sont entre trois et cinq questions qui s’enchaînent. Elles portent toujours sur les mêmes thèmes : il faut se présenter, dire pourquoi nous postulons au poste ou dans cette entreprise en particulier.
Pour tester la plateforme, nous avons postulé à Leroy Merlin, qui utilise la plateforme d’EasyRecrue. Parmi les questions classiques, nous avons aussi dû répondre à une mise en situation spécifique. Il nous est impossible de savoir si notre entretien a été jugé par une intelligence artificielle : EasyRecrue donne la possibilité aux recruteurs de ne pas l’utiliser. L’expérience était, en tout cas, pour le moins étrange : une montée de stress pendant les 45 secondes de préparation, puis un irrépressible sentiment de ridicule, le tout avec une voix mal assurée et le regard fuyant. Après quelques jours, l’entreprise nous a finalement indiqué que notre profil ne correspondait pas au poste.
Pour l’instant ce processus concerne surtout les grands groupes, étrangers comme français : Goldman Sachs, JP Morgan Unilever, ou encore la Société Générale, Airbus, Dassault, Monoprix, Ibis, EDF… Il est difficile d’estimer le nombre total d’entretiens de ce genre réalisés en France chaque année, mais EasyRecrue en compte à lui seul entre 40 000 et 50 000, soit plus d’une centaine par jour.
« Tu ne sais pas comment ta vidéo est analysée »
« Personne ne m’a prévenu que ma vidéo allait être analysée par une intelligence artificielle », regrette Grégoire, qui a postulé en janvier pour une offre de stage chez Goldman Sachs. La banque américaine utilise HireVue pour le recrutement de ses stagiaires, de ses graduates programs et pour les embauches de nouveaux diplômés. Elle ne communique pourtant pas dessus : à aucun moment du processus de recrutement les candidats ne sont prévenus de l’utilisation d’une IA, et ne savent pas par qui leur vidéo sera regardée. Grégoire s’est rendu compte que sa prestation serait analysée par un algorithme par hasard, en se renseignant sur internet.
« Tu ne sais pas comment ta vidéo est analysée, de ce que j’ai lu, la diction et le mouvement des yeux sont pris en compte, mais c’est très vague… » Derrière l’IA, beaucoup de flou. HireVue se vante pourtant d’enregistrer plusieurs milliers de données par vidéo.
« Nous pouvons analyser plus de 15 000 caractéristiques », expliquait en 2016 George Clark, le directeur de compte de HireVue. « Il y a le choix du langage, l’étendue du vocabulaire, les mouvements oculaires, la vitesse de diction, le niveau de stress et les émotions dans la voix, la capacité à conserver des informations, et encore 14 993 autres ». Impossible d’avoir plus de précisions sur les critères retenus ou sur l’analyse de ces données : contactée par Numerama, HireVue n’a pas voulu répondre à nos questions.
« HireVue peut vous mettre une note négative si vous souriez trop »
La popularité grandissante de ces plateformes a donné naissance à une myriade de guides sur internet, fournissant aide et précisions pour passer entre les mailles de l’intelligence artificielle. En plus des recommandations classiques, telles que bien s’habiller et bien se renseigner sur la nature du poste et l’entreprise, on conseille de choisir un lieu « bien éclairé, pour éviter les ombres sur le visage », ou encore d’éviter les tics verbaux, tels que les « hums » ou « genre », de faire attention à l’intonation de la voix (« vous ne voulez pas être trop enthousiaste, mais ne pas être complètement inexpressif non plus », suggère TopInterview, un conseiller en recrutement) ou encore, de ne pas trop sourire (« HireVue peut vous mettre une note négative si vous souriez trop, ou si avez l’air trop friendly »).
Un vrai travail d’équilibriste, tout en « restant naturel », comme le demande HireVue. Un dernier conseil : regarder comment les personnes de l’entreprise se comportent. Le site de HireVue explique en effet que l’algorithme se base sur les performances des employés déjà en poste dans les entreprises ayant recours à ses services. Le site spécialisé eFinancialCareers suggère ainsi aux candidats postulant chez Goldman Sachs de « passer au crible les manières et modes d’expression de certains des meilleurs éléments de la banque avant de passer un entretien HireVue. Comment parlent-ils ? […] de cette manière, vous pouvez au moins avoir une idée de ce à quoi ressemble le succès chez Goldman Sachs.» Tout un programme.
Tous des clones ?
Un algorithme construit en se basant sur les personnes d’ores et déjà en place pose inévitablement la question des biais de recrutement. En 2017, Amazon en avait d’ailleurs fait les frais : son intelligence artificielle discriminait automatiquement les femmes pour des postes techniques parce qu’elle avait été entraînée avec les employés de l’entreprise, majoritairement masculins. L’algorithme en avait conclu qu’il fallait donc privilégier les profils d’hommes, et toutes les candidatures comportant le terme woman ou women étaient systématiquement reléguées en bas de la pile de CV. Amazon a dû finalement arrêter de l’utiliser, 3 ans après sa mise en place.
HireVue risque donc de reproduire les biais de recrutement déjà en place dans les entreprises, même si l’entreprise assure qu’elle a mis en place une IA « éthique », promouvant la diversité, sans donner toutefois plus de détails. Le sociologue Jean-François Amadieu, spécialiste des questions du travail contacté par Numerama, va même plus loin : « Les algorithmes clonent », estime-t-il. « Les candidats préférés des recruteurs sont ceux auxquels les nouveaux doivent ressembler ». Le comportement des gens en face d’une caméra n’est pas le même en fonction de l’origine sociale, et le sociologue soulève aussi le problème des candidats en situation de handicap, dont les expressions faciales ou la diction pourraient être mal interprétées parce que l’algorithme n’a pas assez d’entraînement. « Le problème est que l’algorithme ne peut pas faire autrement que de reproduire, voire d’amplifier les erreurs et discriminations faites dans le passé. »
La situation n’est pas tout à fait la même pour EasyRecrue. L’entreprise française a choisi d’entraîner son algorithme de manière différente, en se basant sur les avis de recruteurs plutôt que sur les traits des personnes déjà en poste. « Nous n’utilisons pas de données vidéo », précise également Mickael Cabrol, le P.D.G. d’EasyRecrue, « seulement les données audio des candidats ». L’intelligence artificielle analyse ensuite leurs performances selon près de 200 critères : la cadence des mots, le choix de vocabulaire, les champs lexicaux utilisés, etc. Nikos Paragios, un chercheur en mathématique membre du conseil scientifique d’EasyRecrue estime que leur algorithme garantit la « neutralité ». « On n’uniformise pas, on standardise la procédure de recrutement et les critères. Avec notre approche, et en basant nos résultats sur ceux de beaucoup de recruteurs, on arrive à équilibrer les biais », résume-t-il. « On peut avoir des résultats meilleurs que ceux des hommes ». Meilleurs, mais comment ?
Un « gain de temps » pour les entreprises
La richesse du vocabulaire est-elle vraiment un critère impartial ? Et peut-on vraiment la mesurer en l’espace de 5 minutes ? Mickael Cabrol estime que oui. « Un candidat qui dit ‘couvre-chef au lieu de ‘chapeau’, ou qui maîtrise son sujet sera préféré, et on pourra le mettre en avant pour les recruteurs ». Les candidats ne se voient pas attribuer une note, mais des appréciations en fonction de leur performance, afin de laisser aux recruteurs le choix. « On ne veut pas décider à la place des entreprises », indique Mickael Cabrol, EasyRecrue permet juste de les aiguiller. Selon lui, les clients sont contents, et les résultats en termes de diversité sont là. « Les recruteurs se sont rendu compte que les candidats qu’ils embauchaient venaient d’écoles plus larges, en dehors des 10 plus réputées qui sont généralement les seules regardées. On se rend compte qu’avec l’IA, les recruteurs choisissent des gens qu’ils n’auraient pas forcément regardés de base. Ils oublient le parcours du candidat ».
Que la diversité soit favorisée ou non, les entreprises françaises semblent en tout cas satisfaites par ce processus de recrutement. « C’est un gain de temps considérable pour nous. On n’a pas besoin de trouver un moment entre deux réunions pour recevoir un candidat, et eux n’ont pas besoin de se déplacer. On regarde les vidéos quand on veut, on peut les visualiser autant de fois qu’on veut », résume Marie Michaud, la fondatrice d’une agence de mannequins qui fait appel à un service d’entretiens différés et qui utilise de l’intelligence artificielle pour faire du matching. Un gain de temps pour les entreprises, souligné par HireVue et EasyRecrue. Leur utilisation permettrait également de réduire le turn over au niveau des postes de près d’un tiers, a calculé Leroy Merlin. Dernier avantage pour les entreprises ; le recours aux entretiens vidéo différés permettrait de « donner une image innovante de la boîte ».
Des candidats déstabilisés
« C’est quelque chose que les candidats apprécient », répondent en chœur tous les acteurs du secteur, éditeurs de logiciels ou entreprises. « On vise beaucoup les millenials, qui sont habitués à utiliser ses technologies », explique Mickael Cabrol, « selon nos études, 75 % des candidats déclarent préférer ce type de recrutement au processus traditionnel ». « On fait des entretiens “à la cool”, le ton est libre et ils peuvent faire ça quand ça les arrange », abonde Marie Michaud.
Du côté des candidats, c’est un autre son de cloche : « J’ai complètement perdu mes moyens », « c’était vraiment bizarre », « j’ai trouvé ça froid, intrusif, déshumanisant », répondent ceux à qui nous avons parlé. Maud, bien qu’elle ait passé plusieurs heures sur le module d’entraînement avant de commencer son entretien, était « tellement stressée par le timing à respecter » qu’elle a complètement perdu le fil. « J’ai fait un black-out dans ma tête, j’étais super stressée seule devant son écran. Devoir me vendre sans avoir un humain en face, sans aucun échange, ça m’a frustrée ». Si elle estime avoir un peu repris le dessus sur les dernières questions, elle sait qu’elle n’a pas réussi la première, où elle devait se présenter. Elle n’a pas été rappelée pour un deuxième entretien.
Les candidats n’ont cependant pas le choix s’ils veulent postuler. D’ailleurs, ce n’est pas grave si certains sont refroidis par le procédé : passer ces entretiens, « c’est une belle preuve d’engagement », précise Leroy Merlin dans une étude réalisée par CleverConnect.
« Rien n’est encadré, tout se fait dans un joyeux désordre, on est en plein flou artistique »
Les candidats vont devoir s’habituer à cette nouvelle forme d’entretiens. D’autant que les recrutements digitaux vont se généraliser. « Le contexte actuel fait que les demandes de certains de nos clients augmentent très fortement », annonce Mickael. Même avec la fin du confinement en vue, il estime que « les entretiens vont de plus en plus se faire à distance, et en faisant appel à nos outils. Aux États-Unis, les recrutements en 100 % digitaux sont déjà monnaie courante. La France n’en est pas encore là, mais on va arriver à un entre-deux ».
L’absence de régulation sur l’intelligence artificielle dans le processus de recrutement est un « sujet très sérieux », s’exclame Jean-François Amadieu. « Rien n’est encadré, tout se fait dans un joyeux désordre, on est en plein flou artistique ». Le sociologue soulève beaucoup de problèmes, tels que « le consentement éclairé des candidats » et le « respect du RGPD », mais pointe également du doigt le manque de statistiques quant aux résultats. « Il n’y a que leurs propres communications, aucune étude indépendante pour savoir si leurs procédés marchent vraiment », regrette-t-il.
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