Ce n’est qu’une piste parmi d’autres, figurant dans un rapport de 160 pages et incluant 49 autres mesures pour un numérique « sobre et au service de la transition écologique et solidaire et des objectifs de développement durable ». Mais c’est assurément celle qui a été la plus discutée — et critiquée — au cours des derniers jours, car elle s’avère être la plus parlante et la plus concrète pour les internautes français.
Il est en effet question de la fin des forfaits Internet fixes illimités, pourtant en vigueur en France depuis une vingtaine d’années. Cette suggestion, émise par le Conseil national du numérique (CNNum), une instance consultative chargée de nourrir la réflexion du gouvernement, consisterait à brider le débit des internautes, et non à couper l’accès, une fois épuisée une certaine enveloppe de données.
Une levée de boucliers presque unanime
Depuis, les internautes se sont enflammés sur les réseaux sociaux contre cette idée, vécue comme un terrible recul. À tel point, d’ailleurs, que le Conseil national du numérique s’est décidé à réagir sur Twitter, en jurant qu’il ne s’agit pas de pénaliser tout le monde : « Le but est de sensibiliser les quelques pourcents de clients avec des usages déraisonnables et d’inciter les services à être plus sobres ».
Mais les convaincus n’ont pas été nombreux : jusque dans les organes officiels, comme le régulateur des télécoms, cette piste peine à engranger du soutien.
Si Serge Abiteboul, qui est directeur de recherche en informatique à l’École Normale Supérieure de Paris et à l’Institut National de Recherche en Informatique et Automatique (Inria), juge poliment, en tant que membre du collège de l’ARCEP, que cette proposition a le mérite de « lancer le débat » et qu’il « n’y a pas de tabou », son président, Sébastien Soriano, est bien moins diplomate : c’est « NON ».
Au sein du CNNum non plus, l’adhésion n’est pas unanime. Gilles Babinet, qui est vice-président de cette instance, trouve cela « idiot ». Cependant, il admet que l‘idée se défend : « L’esprit du CNNum est plus de pousser à la responsabilisation notamment en promouvant des forfaits cappés sans interdire les autres ». Reste à savoir s’il existe un espace commercial pour ce genre d’abonnements. Par exemple pour des formules bien moins coûteuses ?
C’est dans cette direction que semble aller le CNNum : dans un communiqué sorti le 15 juillet, l’instance assure que « l’objectif de la mesure n’est nullement de remettre en question les forfaits internet fixes illimités et leurs tarifications, car ils constituent le fondement d’un accès à un service numérique universel ». En somme, ses intentions auraient été mal comprises.
« Nous voulons inciter le marché à proposer des offres plus vertueuses, avec la mise en avant de forfaits verts, en plus de ceux existant aujourd’hui, et adaptés à ceux qui peuvent et souhaitent consommer peu, sont soucieux de leur empreinte environnementale ou encore souhaitent maîtriser leurs usages. Cette mesure s’inscrit dans un panel d’autres mesures de responsabilisation de tous les acteurs du numérique.»
Du côté des spécialistes des télécoms, on considère que le problème est mal posé et trahit en fait une méconnaissance des réseaux.
Benjamin Bayart, ingénieur et membre de la Quadrature du Net, rappelle ainsi « qu’un réseau vide coûte sensiblement aussi cher à entretenir qu’un réseau plein ». En clair, « les coûts du réseau sont en grande majorité fixe ». Même son de cloche chez Alexandre Archambault, un avocat spécialisé dans ce secteur : « L’empreinte carbone est très peu fonction du volume de données à acheminer et à stocker ».
En outre, s’attaquer aux usages déraisonnables, c’est prendre le risque de s’attaquer à un principe clé des réseaux : celui de la neutralité du net. Qui en effet se charge de définir ce qu’est un usage raisonnable et selon quels critères ? « Le paternalisme 2.0 est en marche », en plaisante Pierre Beyssac, fondateur de l’hébergeur eu.org et ex-candidat au Parti pirate. « On baisse de plusieurs crans les exigences et la neutralité.»
Dans les télécoms, un impact environnemental pas si évident
En fait, on assisterait en fait plutôt à une baisse des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur des télécoms, ce qui peut paraître contre-intuitif au regard de la hausse régulière du trafic. Le 30 juin, Sébastien Soriano rappelait via quelques graphiques l’existence d’une baisse d’émissions chez les opérateurs français depuis 2014, alors que le trafic et le débit ne cessent de progresser.
Ces gains sont en partie obtenus par les progrès technologiques : dans son rapport sur l’état d’Internet en France en 2019, le régulateur des télécoms a relayé les observations d’un acteur des télécoms qui notait que la fibre optique consomme en moyenne un peu plus de 0,5 watt (W) par ligne, soit trois fois moins que l’ADSL (1,8 W) et quatre fois moins que le RTC (2,1 W).
Des gains similaires peuvent être espérés avec la 5G, par rapport à la 3G ou à la 4G, grâce à des techniques comme le beamforming, qui focalise mieux l’énergie transmise par les antennes. Le régulateur des télécoms anticipe « une meilleure efficacité énergétique à trafic constant » et, surtout, un levier pour d’autres secteurs qui sont connus pour être plus polluants, comme les transports ou l’agriculture.
Le président du régulateur des télécoms admettait toutefois que ces différentes courbes ne décrivent qu’une partie de la réalité : « Il ne s’agit que des émissions des opérateurs télécoms. Cela ne prend en compte ni les terminaux ni les serveurs des applications, qui sont majoritaires dans l’impact environnemental.» En outre, la consommation est en partie déportée sur la box du client, et non plus chez l’opérateur.
Cependant là encore, l’impact environnemental du numérique ne serait pas marqué que cela, y compris aux extrémités de la chaîne, c’est-à-dire pas les réseaux eux-mêmes, mais les centres de données. C’est ce que souligne un rapport de l’Agence internationale de l’énergie consacré au centres de données et aux réseaux de transmissions de données, qui relève la stabilité de la consommation énergétique.
Le rapport, relayé notamment par Octave Klaba, patron de l’une des principales sociétés dans le cloud, suggère ainsi qu’il n’y a pas de lien de cause à effet ni même de corrélation entre un usage de la bande passante, même soutenue, et la consommation énergétique. Mais d’autres études prospectives envisagent un scénario plus pessimiste à long terme, avec des courbes en hausse jusqu’en 2030.
Les centres de données comme les opérateurs ont toutefois tout intérêt à optimiser le plus possible la consommation énergétique, car celle-ci pèse dans les coûts relatifs à l’entretien de leurs infrastructures. C’est pour cela d’ailleurs que des initiatives comme Open Hardware existent et ont le soutien de poids lourds du net comme Google, Facebook et Microsoft pour créer des data centers encore plus optimisés.
Le coût de l’électricité dans un data center avait été évoqué au Parlement en 2018.
« Le choix du positionnement géographique des centres est fortement déterminé par le coût de l’électricité », avait-il été rappelé. Il « représente près de 30 % des coûts d’exploitation ». Une donnée qui n’échappe pas au secteur et qui sait très bien l’enjeu qu’il y a à réduire ou du moins à maîtriser cette consommation, ne serait-ce que pour des questions financières. C’est dans leur propre intérêt.
Un détail spécifique doit toutefois être pris en compte dans l’équation, pour ce qui est de la France : si la consommation énergétique est un sujet à prendre au sérieux, il doit l’être en tenant compte du fait que la production électrique a l’avantage d’être décarbonée de façon substantielle, grâce à un parc nucléaire dont le fonctionnement règle de fait une partie du problème, puisque l’électricité produite l’a été de façon non polluante, en ce qui concerne les gaz à effet de serre.
Cela étant, même si la proposition a pu sembler maladroite pour divers observateurs, elle a au moins eu le mérite de lancer le débat. « Nous pensons que tous les acteurs du numérique doivent avoir une réflexion sur leur empreinte environnementale », dit le CNNum, à laquelle le citoyen doit lui aussi prendre part. Reste toutefois à poser le bon diagnostic avant de décider quoi faire. Or de toute évidence, l’heure est encore aux divergences.
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