On ne peut que reconnaître à Epic Games d’avoir le sens du spectacle. Un piège, comme celui que l’entreprise a tendu à Apple, est un coup de communication génial. Il implique tout à la fois un sentiment communautaire fort (une armée de joueuses et de joueurs, souvent très jeunes, capables de prendre la défense de Fortnite avec un hashtag #FreeFortnite), une attaque en justice ciblée contre Apple et Google et une politisation de la tech.
Car c’est bien de cela qu’il est question : créer un culte autour de Fortnite, avec ses symboles, ses gourous et ses valeurs. Dans sa démonstration, Epic Games estime qu’il est un défenseur de la liberté — celle d’entreprendre, même si ce n’est évidemment pas précisé dans la vidéo pour éviter d’affaiblir le concept. À lui, s’opposent des prisons, Apple et Google, desquelles il faut libérer Fortnite. Comme Apple a ses fans et Google les siens, Epic Games souhaite créer cette émulation et cette cohorte capable de réagir à ses injonctions. La première attaque était un #FreeFortnite, demandée sur les réseaux sociaux.
Mais si l’on prend du recul et que l’on extrait la communication de l’affaire, on remarque une chose : il s’agit de trois entreprises cherchant à protéger leur argent.
Les magasins d’application ont tout à perdre
Ce serait osé de dire que le concept du magasin d’application avec un taux de commissionnement est le seul fait d’Apple. Alec Archambault, avocat, se souvient dans un thread piquant du Kiosque, un service par Minitel qui était une porte d’accès commissionnée aux utilisateurs de la merveille made in France et qui pratiquait en puissance tout ce qui est reproché aujourd’hui à Apple et Google. Il serait aussi peu honnête de dire que seuls Google et Apple pratiquent, aujourd’hui, ce genre de commissions.
Tous les acteurs du web et de la technologie ont un pré carré où ils prélèvent une commission. La justification est simple à comprendre : ils ont créé une base d’utilisatrices et d’utilisateurs qui est facilement accessible et prête à payer, avec des cartes bancaires déjà enregistrées, et se placent en « apporteurs d’affaires ». Les plateformes s’occupent également du service (mise à jour, maintenance), des outils SAV (rapport de bug, remboursement) et de la sécurité (des utilisateurs et des transactions). Pour ce travail, elles estiment qu’une commission est justifiée — elle est dégressive pour les abonnements.
C’est donc tout un modèle très ancré, qui a ses défauts, mais aussi ses vertus, qui est mis en jeu par l’opposition entre Apple, Google et Epic Games. Et on comprend facilement que les deux géants ne peuvent pas autoriser une jurisprudence pour Fortnite : si un titre a le droit de ne pas respecter les règles de l’App Store ou du Play Store, alors tous les titres ont ce droit.
Cela va même plus loin, car on parle spécifiquement d’argent. En renonçant à un commissionnement, Apple et Google renoncent à un business qui durera aussi longtemps qu’Android et les iPhone existeront. Ce sont des milliards de dollars actuels et des milliards à venir — tout particulièrement dans le secteur du jeu vidéo, qui est aujourd’hui l’industrie la plus riche de la culture et du divertissement. Fortnite est un phénomène colossal et qui doit aujourd’hui déjà rapporter des millions de dollars à Apple et Google en commissions — et d’autant plus à Epic Games. Mais c’est une virgule de comptabilité en comparaison d’une perte sèche, pour toujours, du concept même de commission.
C’est d’ailleurs pour cela qu’Epic Games n’a peut-être pas que des alliés dans cette bataille : tous les géants ont des prés carrés régis par des commissions. Même Epic pratique cela, avec certes un taux préférentiel à 12 %, qu’il a lui-même décrété comme « juste ». Remettre en question le système de l’App Store et du Play Store provoquerait une réaction en chaîne dont personne ne veut dans l’industrie.
Epic est un puissant acteur de l’économie de la culture
Epic de son côté est parvenu à faire croire qu’il n’était pas à la recherche du profit, mais à la recherche de la liberté. C’est un changement de ton par rapport à la première escarmouche qui avait eu lieu à la sortie de Fortnite, où Tim Sweeney, le fondateur d’Epic Games, était franc sur ses motivations financières. Peut-être parce que cela ne touche pas autant le public que la liberté, Epic Games a lancé un nouveau combat, plus idéaliste.
Mais au fond, cela reste le même sujet : avec Fortnite, Epic est passé de « le développeur de l’Unreal Engine » à une machine à cash qui peut faire des levées de fonds en milliards de dollars sans sourciller. Et Fortnite est aussi, par essence, un modèle financier qui a fait ses preuves : un jeu gratuit, où le contenu se débloque plus vite si l’on paie. Le joueur a le choix : passer du temps sur Fortnite ou payer pour passer du temps sur Fortnite. Tout le reste est un catalogue cosmétique conçu pour parler aux adolescents, qui a fait de manière exponentielle ce que Valve avait créé avec ses chapeaux dans Team Fortress 2.
In fine, Epic Games est passé d’acteur de la tech méconnu du grand public à acteur de l’économie grâce à un jeu unique. Parmi les personnes qui ont un intérêt à ce qu’il fasse toujours plus d’argent, on trouve le géant chinois du jeu vidéo Tencent, qui détient l’entreprise à 40 %. Quand on sait à quel point le contexte de guerre économique entre la Chine et les États-Unis est tendu, cette affaire prend une autre tournure : un géant du soft power chinois montre qu’il a suffisamment d’assise aux États-Unis pour mettre Apple et Google dans l’embarras.
Une revanche sur la politique de Trump, ayant causé de graves problèmes à Huawei et, plus récemment, à TikTok.
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