« Gone, baby, gone » : lorsque l’on se rend sur la page du film Hold Up sur Vimeo, il n’y a plus rien, à l’exception de ce message. Le 12 novembre 2020, le film de 2h50 a été retiré de la plateforme de vidéo, après avoir été accessible plus de 24 heures.
La veille, le programme controversé avait été mis en ligne : tout le monde pouvait l’acheter pour 9,99 euros (et le télécharger sur son ordinateur) ou le louer pour 4,99 euros en VOD (vidéo à la demande).
Ce long-métrage, que Numerama a regardé en intégralité, fait l’objet d’une très grande polémique, justifiée, depuis sa sortie, le 11 novembre 2020, à la fois pour son contenu, mais aussi pour la manière dont les outils du web lui ont permis de gagner une impressionnante notoriété, rappelant le rôle des plateformes dans la propagation des idées complotistes.
Sur le fond, nous avons choisi de traiter le sujet à part. Le journal Libération, qui réserve aujourd’hui sa Une à ce phénomène, a décortiqué avec précision les plus gros mensonges propagés par ce « documentaire », mais l’ampleur de la tâche est vertigineuse. D’autant plus qu’une question ne peut être évitée : lorsque l’on ne se situe plus sur le terrain des faits, mais des croyances, le fact-checking peut-il réussir à toucher les esprits les plus convaincus, ou sera-t-il utilisé comme une preuve supplémentaire du « grand complot des médias généralistes » et leur « pensée unique » ? Il est certain qu’il pourra, dans tous les cas, servir à donner des outils à ceux qui doutent, et qu’il est nécessaire de le faire.
Sur la forme, il est inévitable que le succès indéniable de Hold Up va le transformer en cas d’école français de la responsabilité des plateformes dans la propagation des théories du complot et de la désinformation. Bien sûr, on peut avancer que l’actrice Sophie Marceau a pu influencer quelques abonnés en vantant les mérites du film sur sa page Instagram (suivie par 492 000 personnes), mais ce n’est pas comme ça que le long (très long) métrage a gagné en popularité. Tout a émergé en ligne, grâce à plusieurs outils.
Une campagne Ulule qui a dépassé les espérances
Pierre Barnérias, le réalisateur de Hold Up, sa société de production Tprod et une autre appelée Tomawak, ont lancé une campagne de financement participatif le 17 août sur Ulule, le leader français spécialisé dans le crowdfunding. En un mois et demi, ils ont levé 182 000 euros, auprès de 5 232 contributeurs.
Le succès est indéniable. Alexandre Boucherot, qui a cofondé Ulule et dirige encore l’entreprise, a pris la parole sur Twitter le 12 novembre pour en parler, et expliquer comment sa plateforme a accepté le financement du projet complotiste. Selon lui, le réalisateur et ses équipes auraient adouci le « pitch » de leur projet afin de passe entre les mailles du filet de la modération, avant de basculer vers une « radicalisation du propos durant la campagne » de financement.
Pourtant lorsque l’on remonte au 14 août 2020 sur la page Facebook de TProd, on voit déjà dans la première bande-annonce diffusée que le postulat du film a de forts accents conspirationniste : une généticienne affirme que les masques peuvent être dangereux pour la santé (ce qui n’est pas vrai), un chef des maladies infectieuses assure que la chloroquine est utile contre le coronavirus (ce qui est également faux)… Le 22 août, Tprod publie un autre message affirmant que « nous sommes 7 milliards à avoir été pris en otage ».
Des projets qui « contreviennent à sa mission de diversité et ouverture »
Sur les 182 000 euros, Ulule a touché 10 %. Alexandre Boucherot explique que cette commission sera reversée à « une association de défense de l’information », car c’est la manière dont Ulule a choisi de gérer les projets qui « contreviennent à sa mission de diversité et ouverture », comme on peut le lire dans une publication officielle de juin 2020. Ce billet est intéressant pour comprendre que les plateformes essaient de tenir debout sur une planche d’équilibre vacillante : permettre à une certaine pluralité des opinions d’exister en ligne grâce à leurs outils, tout en sachant que la frontière est souvent fine avec la diffusion de messages nauséabonds, voire illicites.
Une chose est aussi claire : les plateformes comme Ulule auraient tout à fait le choix de supprimer ce qu’ils veulent de leur système, en tant qu’entreprise tierce qui ne doit rien à personne, sauf à se conformer au droit. La décision de laisser une marge de manœuvre permet de ne pas s’exposer aux accusations de censure, mais oblige mécaniquement à accepter que des projets radicaux et néfastes finissent par passer entre les mailles de la modération en place (« une vingtaine de projets sur plus de 30 000, en dix ans », dit Alexandre Boucherot).
Plus de 120 000 euros par mois sur Tipeee
« Nous avons reçu un grand nombre de signalements à propos de potentielles fausses informations présentes sur cette page ou les contenus vers lesquels elle redirige. » Lorsque l’on ouvre la page Tipeee le 13 novembre 2020, une grande fenêtre « pop-up » s’affiche en superposition. C’est nouveau : il y a quelques jours encore, cet avertissement n’existait pas. Tipeee informe que ses équipes « sont en contact avec les organismes compétents pour juger de la licéité des contenus proposés par le créateur et de la légitimité à les faire financer sur la plateforme. »
Tipeee est une plateforme française qui aide de nombreuses personnes, notamment des influenceurs ou Youtubeurs, à financer leurs projets et être soutenus financièrement par leurs fans. Le 11 novembre 2020, le compte de Tprod avait reçu des promesses de don de 28 000 euros par mois. Trois jours plus tard, ils en sont désormais à 123 000 euros par mois, de la part de 6 300 participants, ce qui est tout simplement inédit pour la plateforme.
Le projet n’a pourtant toujours pas été « validé officiellement » par Tipeee, a souligné le fondateur Michael Goldman dans un entretien à BFM Tech : « Nos équipes valident près de 150 projets par semaine et Hold-Up fera partie du lot examiné d’ici la fin de la semaine (…) Il s’agit en tout cas de l’un des plus importants montants, sinon le plus important, investi à ce jour sur Tipeee, en un délai aussi réduit.»
En 2018, Numerama publiait une grande enquête sur les zones d’ombre de Tipeee. Car si la plateforme française aide beaucoup d’influenceurs, elle permettait aussi de financer des personnalités controversées, dont certaines partagent des contenus conspirationnistes, tandis que d’autres basculent même dans l’incitation à la haine. À l’époque, le directeur général de Tipeee avait balayé cette responsabilité : « N’importe qui a le droit de créer une page Tipeee. À partir du moment où nos règles et conditions générales sont respectées et que personne n’a été mis en cause par la justice française sur un contenu, nous n’avons pas vocation à sélectionner les créateurs en fonction de ce qu’ils pensent. Nous ne sommes pas politisés, nous n’avons pas vocation à faire de l’éditorialisation, nous sommes un outil de collecte. »
Si Tipeee est cohérent avec sa ligne de conduite passée, la plateforme française n’aurait, semble-t-il, aucune raison de bloquer le financement de Tprod. Reste à savoir si les règles de modération ont évolué, et si le risque de la propagation d’idées complotistes dangereuses (chloroquine utile, masques supposément inutiles, prétendue absence de deuxième vague) est un élément assez caractéristique pour ne pas soutenir leur diffusion. Si Tipeee validait la page de Tprod, alors l’entreprise obtiendrait ces 123 000 euros dès le mois prochain.
Vimeo accepte la vidéo, puis la retire
Après que Vimeo a pris la décision de ne plus héberger Hold Up — contactée récemment, l’entreprise n’a pas encore donné suite à nos questions, et n’a pas communiqué publiquement sur le sujet —, l’équipe du film a réagi au quart de tour. À présent, sur le site officiel, on voit en énorme un tampon « CENSURÉ » apposé sur le logo du film, ainsi qu’un lien vers le film en libre accès sur une plateforme alternative — une nouvelle illustration du désormais célèbre effet Streisand.
Sur la page Facebook officielle de Tprod a été publiée une capture d’écran, présentée comme le message qu’aurait reçu la boîte de production de la part de Vimeo. On peut y lire : « Votre vidéo a été supprimée car elle ne respecte pas nos règles » puis comme motif : « Vous ne pouvez pas mettre en ligne des vidéos mettant en scène ou encourageant des actes d’automutilation, prétendant à tort que les catastrophes de grande ampleur sont des canulars, et émettant des allégations erronées ou mensongères concernant la sécurité des vaccins. »
Si ce message émane bien de Vimeo, il s’agit clairement d’une décision personnalisée : les règles d’utilisation de la plateforme ne font pas mention aussi précisément de « catastrophes de grande ampleur » ou de vaccins, ce qui signifierait que les équipes aient pris le temps d’analyser longuement la vidéo et de prendre une décision en fonction des règles générales du service.
Malgré ce choix, on retrouve encore le faux-documentaire conspirationniste en ligne sur de nombreuses plateformes, que ce soit sur Facebook, sur Odysee ou même… sur Vimeo, où le film a déjà été remis en ligne en version par d’autres internautes. On observe toutefois que certains réagissent : Facebook a ajouté il y a quelques heures, ce 13 novembre, un message d’alerte sur la vidéo de Hold Up, soulignant qu’il contenait des « Informations partiellement fausses (…) Les mêmes informations ont été vérifiées par des médias de vérification indépendants dans une autre publication.»
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