L’incident est exceptionnel. Dès la fin d’après-midi du mercredi 2 juin, des messages ont fleuri sur les réseaux sociaux pour signaler l’indisponibilité des numéros d’urgence (le 15, le 17, le 18 et le 112). Le problème a duré plusieurs heures avant d’être solutionné dans la nuit du 2 au 3 juin. Selon les éléments qui ont émergé depuis, c’est un loupé technique sur le réseau de l’opérateur de téléphonie Orange qui en est la cause.
Dans un communiqué, l’opérateur a expliqué ce jeudi matin à 10 heures la situation « est en très nette amélioration depuis minuit. Les services fonctionnent et les appels sont acheminés. Le réseau reste sous surveillance avec une vigilance accrue notamment aux heures de pointe des appels compte tenu d’un résidu d’instabilité sur les équipements. »
Le caractère très rare de la panne soulève des questions légitimes, à commencer par les circonstances d’une défaillance aussi grave chez le plus gros des quatre opérateurs, et qui plus est l’opérateur historique. En effet, l’incident a peut-être empêché de venir en aide à trois personnes : Le Parisien rapporte que ces décès auraient peut-être pu être évités si les secours avaient été joignables.
Que s’est-il vraiment passé ?
À l’origine de cet effondrement se trouverait une opération de maintenance consistant à mettre à niveau un équipement, mais qui a mal tourné. Sa remise en route aurait raté, à cause d’un écart entre sa configuration et celle d’autres équipements. S’en seraient suivis des pépins en cascade aboutissant à ladite panne. Les détails précis de ce déraillement ne sont pour l’instant pas rendus publics.
Le Monde rapporte que l’équipement en cause est un routeur chargé d’acheminer le trafic. L’opérateur, cité par le journal, disait ne pas savoir « si c’est un problème sur l’équipement lui-même ou dans son paramétrage ». Le fait est qu’il y a eu une reconfiguration pendant la nuit de certains équipements, sans qu’il ait été nécessaire de procéder à une intervention matérielle.
Toujours est-il que la perte des numéros d’urgence en pleine journée a interpellé : il pourrait y avoir eu une faute en programmant une intervention manifestement sensible en journée, compte tenu du risque de perdre un dispositif hautement critique ou d’en affecter la redondance. Une bonne pratique, relève Vivien Guéant, chargé de mission auprès du régulateur des télécoms, est plutôt d’agir la nuit.
Surtout, cette affaire questionne la résilience des systèmes sur lesquels s’appuient les numéros d’urgence. Compte tenu des enjeux qui y sont attachés, une forte redondance des dispositifs s’avère indispensable (une sorte de filet de sécurité en cas de panne), de la même façon que l’on prévoit par exemple un groupe électrogène dans un centre de traitement de données ou une centrale nucléaire, pour prendre la suite en cas de coupure électrique.
Certes, il y a effectivement eu une sorte de plan B qui s’est rapidement mis en place sur les réseaux sociaux : la sécurité civile, le ministère de l’Intérieur, les préfectures, les pompiers ont partagé des numéros alternatifs (les numéros comme le 15 ou le 112 centralisent tous les appels avant de dispatcher selon la localisation de la personne qui appelle). Toutefois, tout le monde ne le savait pas et cela relevait du système D.
Ces interrogations irrigueront sans aucun doute l’audit externe qui a été annoncé par le gouvernement et qui impliquera les ministères, le régulateur des télécoms et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. Pourquoi la maintenance a-t-elle eu lieu en journée ? Pourquoi les autres opérateurs n’ont pas pu prendre le relais ? Y a-t-il de la redondance ? Si oui, pourquoi n’a-t-elle pas marché ? Etc.
La complexité et la fragilité du système sont aussi pointées du doigt. Pour le président du syndicat CFE-CGC d’Orange, cité par Le monde, « ce n’est pas un problème de moyens humains. C’est un souci connu, la technologie de voix sur IP est plus fragile ». En outre, ces numéros mobilisent trois technologies différentes (mobile, traditionnel et voix sur IP). « On augmente la complexité sur quelque chose qui doit être solide. »
Un système à revoir de fond en comble ?
L’audit pourrait aussi mettre en lumière l’organisation des appels d’urgence en France. Il s’avère que le système n’est pas conçu de la manière la plus optimale : c’est ce que pointe Alexandre Archambault, avocat spécialiste des réseaux et ancien responsable des affaires réglementaires chez Free, en faisant remarquer qu’Orange hérite aussi d’un cadre lourd et complexe pour acheminer des numéros d’urgence.
« Pour faire simple, écrit-il sur Twitter, quand vous faites un numéro d’urgence, le réseau retraduit le numéro composé en fonction de la localisation vers le vrai numéro géographique de la plateforme de réception d’appels ». De cette façon, si vous composez par exemple 15 ou le 18 alors que vous vous trouvez Normandie, ce sont les secours de la région qui vont être concernés, et non pas Lyon.
« Or en France, ce système est géré […] non pas au niveau national comme dans d’autres pays plus matures mais au niveau de chaque préfecture, ce qui fait que chaque opérateur doit se coltiner […] la table de traduction gérée au niveau de chaque préfecture, avec quelques sueurs froides : en gros, 100 millions d’occurrences en entrée pour près de 500 sorties », poursuit-il.
Une réforme de cette usine à gaz apparait comme une réponse possible, et sans doute souhaitable, après l’audit externe. Des axes d’amélioration sont sans doute possibles. À ce sujet, Alexandre Archambault relève, en guise d’exemple, la lourdeur de la procédure pour traduire en numéros classiques les numéros d’urgence composés par les utilisateurs, en pointant les plans départementaux d’acheminement des appels d’urgence.
Vers un numéro unique ?
La mise en place d’un numéro unique pourrait aussi contribuer à changer les choses, non pas tant sur la redondance que sur la simplification du système. Il s’avère que les opérateurs y sont favorables, selon l’avocat. « C’est une revendication forte des opérateurs depuis [l’explosion de l’usine AZF de Toulouse en 2001], note-t-il à ce propos, mais les querelles de chapelles entre chaque ministère concerné ont torpillé l’idée. »
Pour cet expert des réseaux, c’est clair, « on ne pourra faire l’économie d’une refonte du système d’acheminement et réception des appels d’urgence, pour se caler sur les standards des pays qui arrivent à gérer ça ». Cela passe par une réduction des numéros d’urgence, pour n’en garder plus qu’un ou deux et « en finir avec la départementalisation de l’acheminement. »
Reste à savoir si cela se concrétisera. Comme il le fait remarquer, ce sont aujourd’hui les opérateurs qui supportent le coût de la gestion de ce dispositif : « À ce titre, les opérateurs doivent fournir gratuitement aux services d’urgence l’information relative à la localisation de l’appelant », peut-on lire dans la loi. Or, estime-t-il, il n’y a pas de raison que cela bouge si l’État n’assume pas sa part.
Mais peut-être que l’interruption, pendant quelques heures, des appels d’urgence, et les possibles décès pourraient servir d’électrochoc. Un peu comme l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, en 2020, qui a relancé le principe d’un système d’alerte aux populations par SMS, basé sur le diffusion cellulaire — même si, dans les faits, la France doit aussi s’y mettre parce que l’Union européenne le demande.
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