Les moteurs de recherche ne sont pas neutres, et les résultats qu’ils affichent, non plus. C’est la conclusion, peu étonnante, d’un projet d’étude mené par deux chercheurs, Rodrigo Ochigame et Katherine Ye, rendu public en juin 2021. Search Atlas, un prototype d’outils qu’ils ont développé, permet de voir à quel point les résultats varient d’un pays à l’autre, et de chaque côté de ce qu’ils appellent les « frontières géopolitiques ».
« Nous avons mis au point un moteur de recherche qui vous permet de faire des recherches à travers de nombreuses langues et des endroits différents », indiquait sur Twitter Katherine Ye le 2 juillet. « En faisant nos recherches, nous avons découvert de surprenantes ‘régions’ et ‘frontières’ dans les résultats de Google. »
Search Atlas permet de voir, pour chaque requête sur Google, quels sont les résultats dans trois pays différents. Les résultats sont automatiquement traduits, et on peut également faire des recherches pour des images, ce qui permet d’avoir une représentation visuelle encore plus marquante des différents résultats.
https://twitter.com/hypotext/status/1410985062695383044
Des résultats différents à travers les pays
Sur leur site internet, les chercheurs de Search Atlas ont illustré quelques-unes de ces « frontières géopolitiques » avec des exemples flagrants. On peut aussi voir les différences de résultats pour « god » (dieu, en français) pour des recherches Google effectuées en Bulgarie, en Azerbaïdjan, et en Mongolie.
En Bulgarie, les résultats montrent en premiers des représentations de Jésus ou du dieu chrétien. En Azerbaïdjan, Google affiche en premier des calligraphies du mot « Allah », tandis qu’en Mongolie, ce sont des images de Bouddha qui apparaissent en premier.
Dans « Visualiser les différents résultats à travers les frontières géopolitiques », le titre de leur étude, les deux chercheurs expliquent qu’Internet est « plein de frontières invisibles — géographiques, linguistiques, culturelles, politiques — qui influencent les informations que les utilisateurs vont voir. Les moteurs de recherche façonnent ces « frontières de l’information » en personnalisant les informations à montrer aux utilisateurs en fonction de leur géolocalisation, de leur langage, et d’autres critères », écrivent-ils.
Internet est plein de frontières invisibles
Mais ces « frontières » ne sont pas les seules choses que Google et les moteurs de recherche prennent en compte leur de l’indexation des réponses. Rodrigo Ochigame et Katherine Ye expliquent dans leur article que les résultats pour les recherches sont influencés par un très grand nombre de facteurs — et que ceux-ci varient en fonction des pays.
Numerama a pu vérifier l’existence de ces frontières : en ayant accès à une version bêta de Search Atlas, nous avons pu rechercher différents termes. Et lorsque nous avons cherché « avortement » pour Google en France, Google en Pologne, et Google en Albanie, nous avons pu relever des différences impressionnantes. Ainsi, en France, les premiers résultats permettent d’avoir accès à des informations pertinentes et neutres sur l’avortement et le droit à l’avortement. C’est notamment le cas pour l’Albanie. Mais pour Google en Pologne, c’est l’inverse : tous les résultats portent sur les fausses couches, et jamais le sujet de l’avortement n’est abordé.
Des différences qui peuvent être dangereuses
« Ces résultats sont le produit des intérêts de l’utilisateur, mais aussi d’une lutte complexe entre les chercheurs, les corporations, et les États », notent les chercheurs dans leur étude. Les résultats qu’un utilisateur aura seront influencés par « les présupposés des ingénieurs, qui sont à leur tour partagés par les compagnies, les régulations officielles, et les méthodes et théories des chercheurs, en plus de l’historique de l’utilisateur, de sa géolocalisation, de sa langue, et d’autres paramètres ».
Cette asymétrie entre les utilisateurs peut permettre de trouver des résultats qui correspondent mieux aux attentes de certains, mais elle est également très dangereuse dans des pays où le régime politique souhaite faire de la désinformation. Les journalistes de Wired, qui ont écrit un article au sujet de Search Atlas, ont également pu tester l’outil, qui n’est pas encore disponible. Et leurs résultats étaient particulièrement perturbants.
Leur recherche portait sur la « place Tian’anmen », une des places les plus importantes de Beijing et où se sont tenues en 1989 d’importantes manifestations contre le régime communiste — et où la très célèbre photo d’un homme seul devant des chars de l’armée a été prise. Ils ont effectué leur recherche au Royaume-Uni, à Singapour, et en Chine (bien que Google soit banni dans le pays par le pouvoir en place, certains internautes arrivent tout de même à accéder au moteur de recherche grâce à des VPN), et les résultats sont très marquants.
Les résultats au Royaume-Uni et à Singapour montrent des photos de la place en 1989, lors des répressions des manifestations étudiantes, ainsi que la photo de l’homme seul face aux chars. Les résultats de Google en Chine montrent des photos de la place à l’heure actuelle, ensoleillée et pleine de touristes — et il n’est pas fait mention des manifestations.
Contacté par les journalistes de Wired, Google a affirmé que les résultats en Chine n’étaient pas dus à de la censure, et que les informations à propos du massacre de la place Tian’anmen étaient bien disponibles depuis Google Chine. Le porte-parole de Google a expliqué à Wired, que « les images touristiques ont plus de poids dans certaines situations, notamment quand le moteur de recherche détecte une intention de voyager, ce qui est plus probable pour les utilisateurs basés près de Beijing ou pour les recherches effectuées en chinois ». Wired a également remarqué que les premiers résultats Google pour « place Tian’anmen » étaient des images touristiques en Thaïlande, ainsi que pour les celles effectuées depuis les États-Unis en chinois.
Les moteurs de recherche ne sont pas impartiaux
Pour l’instant, Search Atlas n’est qu’un prototype, toujours en phase de test. Rodrigo Ochigame et Katherine Ye ont cependant indiqué réfléchir à la meilleure façon d’ouvrir l’accès à l’outil.
« En montrant que les moteurs de recherche ne sont pas impartiaux, Search Atlas invite les utilisateurs à utiliser depuis plusieurs endroits, et à réfléchir à leur expérience d’Internet, et à comment leurs vies sont influencées par les infrastructures technologiques et par la géopolitique », concluent Katherine Ye et Rodrigo Ochigame.
Le pouvoir que les moteurs de recherche, et principalement Google, exercent sur la vie quotidienne est trop souvent sous-estimé, juge Katherine Ye dans Wired. « Les gens posent des questions à des moteurs de recherche qu’ils n’oseraient pas poser à des personnes qu’ils connaissent, et les choses qu’ils voient sur Google peuvent changer des vies. Cela peut être des recherches telles que « comment faire un avortement », « comment voter », « comment se faire vacciner » ». Il devient donc de plus en plus urgent que les biais des moteurs de recherche soient mesurés, et que les utilisateurs soient avertis.
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