Lorsque Natacha Portier, professeure d’informatique à l’ENS Lyon, découvre pour la première fois le nom de Marion Créhange, c’est au détour d’un article du CNRS sur l’histoire de l’informatique. Ce papier indique : « En 1961, la première thèse de France en informatique a été soutenue par une assistante de l’université de Nancy, Marion Créhange. »
Natacha Portier en parle alors autour d’elle, mais peu de gens ont ce nom en mémoire. À ce même moment, elle découvre aussi que sa page Wikipédia a été créée puis supprimée, par manque de sources secondaires (par exemple, des articles de presse) prouvant sa notoriété. « C’est une prof d’université. Rien de bien passionnant », mentionnait la notification de suppression. Encore aujourd’hui, l’admissibilité de la page est « débattue ». Pourtant, Marion Créhange est historiquement une pionnière de l’informatique, une figure de prou de son domaine et une personnalité notable. Sa thèse, intitulée « Structure du langage de programmation », a jeté des bases importantes.
« L’ordinateur n’était pas encore inventé, mais son but était de créer un langage qui permettrait de programmer. Elle voulait développer des langages qui puissent être utilisés facilement par ses collègues scientifiques », nous explique Natacha Portier. Née en 1937, Marion Créhange s’est éteinte le 28 mars 2022.
« C’est quelqu’un qui a marqué »
Marion Créhange a débuté sa carrière à l’âge de 22 ans, en 1959, recrutée comme assistante à la Faculté des Sciences de Nancy, par le professeur Jean Legras, afin d’approfondir les « machines de calcul » (les futurs ordinateurs). C’est à peine deux ans après, en 1961, qu’elle a rédigé sa thèse de doctorat — la première en France dédiée à l’informatique. Elle devient ensuite professeur émérite à l’université de Lorraine. Dans ses recherches, après les langages de programmation elle s’oriente sur l’interface humain-machine, en créant EXPRIM dans les années 1980, un groupe de recherche visant à développer des mécanismes d’interaction pour aider les utilisateurs à interroger une base d’images.
En 2019, lors d’un discours, Marion Créhange détaillait un exemple, dont on constate le caractère novateur pour les années 1980 : « Il s’agissait par exemple d’aider un journaliste à illustrer un article. Ce journaliste posait une première requête et le système lui proposait un ensemble d’images. Dans la phase de bouclage de pertinence, essentielle, le journaliste indiquait au système quelles étaient les images pertinentes et celles ne l’étant pas du tout. Et le système en déduisait une meilleure connaissance du besoin du journaliste. Et ainsi de suite, ce cycle étant manifestement un cycle d’apprentissage du système. Et d’ailleurs, conjointement… du journaliste. »
Elle a aussi collaboré avec l’historienne Lucie Fossier en appliquant l’automatisation informatique au classement des sources diplomatiques médiévales.
En parallèle de ses apports à l’informatique, Marion Créhange a été enseignante pendant plusieurs décennies. Auprès de Numerama, l’une de ses anciennes élèves, dans les 1990, Catherine*, s’est dit « émue » à l’annonce de son décès. Il y a peu de professeurs dont elle se souvient, mais lorsque le nom de Marion Créhange est sorti sur Twitter (grâce à un tweet d’Isabelle Collet), cela lui a fait tilt immédiatement.
« C’est quelqu’un qui a marqué », nous confie Catherine, qui évoque avoir gardé un « souvenir positif » de sa professeure. Marion Créhange était particulièrement aimée et respectée : « elle avait une certaine aura », se rappelle son ancienne élève, « elle apparaissait comme un personnage ». Elle poursuit : « Je me souviens que c’était quelqu’un de bien, d’humain. Elle échangeait avec nous sur nos résultats, même en tête à tête, elle prenait le temps. Ses cours étaient bien ! » L’un de ses collègues de promo, qui a aussi eu Marion Créhange, garde ce même souvenir. Elle se remémore que la relation avec les élèves était si bonne que tout le monde l’appelait par son prénom — Marion.
Catherine se remémore une anecdote, qui, en cette aube des années 1990, impressionnait les élèves : « C’était l’une des premières à avoir un compte mail avec une université aux États-Unis. Elle nous expliquait qu’elle conversait de cette façon avec des gens aux États-Unis. C’était magique pour nous ! Maintenant on le fait tous, mais à l’époque elle était l’une des rares. »
Marion Créhange était un personnage notable
Marion Créhange a fait partie de l’Académie de Stanislas, une société savante. Contactée par Numerama, l’académie confirme qu’elle y est rentrée le 21 novembre 2003 ; avant d’être nommée membre titulaire le 3 février 2017. Lors de sa titularisation (d’ailleurs relayée dans L’Est Républicain), elle a prononcé un discours intitulé « Instruire par la pratique : l’apprentissage des premiers hommes à l’apprentissage des ordinateurs ».
Dans son discours de réponse, le président de l’académie à l’époque décrit publiquement Marion Créhange comme une « pionnière » de l’informatique, ajoutant : « Le plus remarquable de cette activité est sans doute le souci d’interdisciplinarité qui s’y manifeste. Loin d’occuper un créneau étroit, vous travaillez avec des collègues des trois établissements nancéiens et du CNRS. Ceci n’est pas sans vous procurer une enviable visibilité dans les milieux scientifiques régionaux. »
Auprès de Numerama, le secrétaire perpétuel de l’académie, Pierre Labrude rappelle que « quand on rentre dans une académie, ce n’est pas que pour une belle carrière professionnelle, mais aussi parce qu’on a une notoriété dans un domaine ». Marion Créhange n’en était pas seulement membre, mais titulaire. Or, nous précise Pierre Labrude, « on ne titularise que les associés correspondants dont on estime un mérite particulier par une notoriété, une humanité, des communications, une assiduité », ce qui à quoi correspondait Marion Créhange.
Pierre Labrude se rappelle également de quelqu’un de très cultivé dans de multiples domaines. « Elle faisait partie de nos commissions dans la littérature et la musique, où elle avait des avis très pertinents. »
« Les femmes ne sont pas en train de découvrir l’informatique, elles y étaient dès le départ »
C’est seulement grâce à une forte mobilisation sur les réseaux sociaux, lancée par Natacha Portier et Isabelle Collet que la page Wikipédia de Marion Créhange a pu être recréée au printemps 2022. Mais pourquoi donc, à l’origine, une femme si importante a-t-elle vu sa page être supprimée pour un manque de notoriété — pourtant injustifié ?
« C’est plus difficile pour une femme d’être reconnue », regrette la professeure d’informatique Natacha Portier. Pourtant, les femmes ont contribué à toute l’histoire de l’informatique. Le premier « ordinateur » est attribué à Ada Lovelace, au 19e siècle. En 1951, c’est Grace Hopper qui écrit le premier compilateur — support de transformer du code en objet. Et là où Marion Créhange est la première à avoir écrit une thèse d’informatique en France, c’est également une femme, Mary Keller, qui a rédigé la première aux États-Unis.
« Les femmes ne sont pas en train de découvrir l’informatique, elles y étaient dès le départ », nous rappelle Natacha Portier. « L’informatique était un domaine très féminin au début. » Mais « ce n’est plus le cas de nos jours », et cette situation dure depuis quelques décennies maintenant. Catherine, ancienne élève de Marion Créhange, se souvient qu’elles étaient moins de 10 filles sur une promo de 200 personnes, au début des années 1990. « Les femmes de ma génération, on n’est pas nombreuses. Et cela n’a pas beaucoup évolué, les entreprises ont du mal à recruter des femmes en informatique. »
Réhabiliter des modèles comme Marion Créhange, des femmes qui ont contribué à l’histoire de l’informatique en France et qui se sont illustrées dans leur domaine, revêt donc une importance particulière.
Quelques mois avant sa disparition, sous l’impulsion de consœurs du milieu de l’informatique, Marion Créhange a publié, dans la revue Interstices, ses mémoires. Elle y décrit son parcours comme une « randonnée » informatique. « Je suis très impressionnée, maintenant, d’avoir participé à une évolution historique… et de ne m’en être pas complètement rendu compte ! », conclut-elle.
*Le prénom de ce témoignage a été changé.
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