C’est un séisme à l’échelle du web. Twitter vient de tomber dans l’escarcelle d’Elon Musk, le fantasque milliardaire américain. L’arrivée de l’entrepreneur aux commandes du réseau social était anticipée depuis des semaines : c’est à la fin mars que les premières manœuvres de l’intéressé ont été repérées, avec la prise de contrôle d’un peu plus de 9 % du capital.
Nul doute que cela faisait très longtemps qu’Elon Musk désirait peser sur le destin du site communautaire — après tout, on ne débourse pas près de 45 milliards de dollars sur un coup de tête, sans phosphorer longuement sur le projet et ce que l’on souhaite en faire. Des tweets passés semblent d’ailleurs montrer un intérêt particulier de Musk dès… 2017.
Il est encore trop tôt pour bien cerner à quoi pourra ressembler Twitter sous l’ère Musk. On a certes quelques indices : la volonté d’ouvrir les algorithmes du site, faire la chasse aux bots et au spam et, plus intriguant, « authentifier tous les humains ». On ne sait pas ce que cela signifie : une boutade ? Un moyen de distinguer les vrais membres des faux profils ? La fin du pseudonymat ?
Il y a aussi un autre terrain sur lequel Elon Musk est très attendu : celui des règles de la modération du réseau social. Le milliardaire aime se présenter en tant « qu’absolutiste de la liberté d’expression », du genre à ne céder qu’avec le pistolet sur la tempe. Il s’inscrit dans la lignée de la tradition américaine en la matière, où l’on peut en quelque sorte tout dire.
Sous ce prisme, on ne peut que se demander non pas s’il y aura un assouplissement des règles de modération, mais quand. Ce serait cohérent avec une idéologie libertarienne qui imprègne la pensée de Musk. Cela ne signifie pas forcément qu’il n’y aura plus du tout de supervision des contenus, mais que celle-ci sera réduite à sa plus simple expression, à son minimum légal.
Elon Musk vs le reste du monde
Cette vision maximaliste de la liberté d’expression risque toutefois de se heurter à une réalité : il y a une planète au-delà des frontières américaines, et cette planète a ses propres vues sur ce principe, y compris au sein des pays démocratiques et soumis à un État de droit. En Europe et plus particulièrement en France, l’application de la liberté d’expression est organisée différemment.
Cette limite est matérialisée par le fameux article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
De fait, Twitter doit tenir compte des lois des pays dans lesquels il opère, et donc s’inscrire dans les bornes prévues par la loi, sous peine d’être condamné ou, plus radical encore, d’être interdit d’opérer. Difficile de savoir si Elon Musk le sait ou en a quelque chose à faire, mais l’idéal de l’Américain sur la liberté d’expression risque fort de se heurter de plein fouet à cette réalité.
Cet apprentissage pourrait bien se faire dans la douleur pour l’entrepreneur, dont d’aucuns prédisent une souffrance indicible à gérer un réseau social. C’est le cas de Yishan Wong, l’ancien patron du site communautaire Reddit.
Selon lui, Elon Musk se fourvoie : il croit pouvoir rencontrer avec Twitter le même succès qu’il a eu avec SpaceX ou Tesla, mais les recettes applicables dans un « monde d’atomes », c’est-à-dire dans la vraie vie, ne sont pas forcément duplicables dans un « monde de bits », c’est-à-dire sur le net. Pour Yishan Wong, Elon Musk va perdre son temps avec Twitter, et peut-être sa santé, alors qu’il y a des défis et des enjeux bien plus importants avec ses sociétés actuelles.
Twitter doit respecter les lois contre la haine en ligne
Le souhait d’abaisser au maximum la modération des contenus sur Twitter pourrait donc être infernal pour Elon Musk outre-Atlantique, en braquant davantage les membres du site. L’idéal du milliardaire pourrait aussi provoquer de gros ennuis judiciaires à Twitter en Europe et en France, par exemple si les lois mémorielles (sur la Shoah, le génocide arménien, l’esclavage) étaient enfreintes.
Cela veut aussi dire respecter toutes les autres dispositions contre la haine en ligne, la diffamation, la désinformation, la pédopornographie, le terrorisme, l’homophobie, le racisme, la violence, et ainsi de suite. C’est aussi le respect de textes comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et, plus généralement, de tout texte s’appliquant en France et en Europe.
C’est ce qu’a rappelé en substance Cédric O, le secrétaire d’état pour la transition numérique et des communications électroniques. « Il y a des choses intéressantes dans ce qu’Elon Musk veut impulser pour Twitter, mais rappelons que le Digital Services Act — et donc l’obligation de lutter contre la désinformation, la haine en ligne, etc. — s’appliquera quelle que soit l’idéologie de son propriétaire », a-t-il écrit sur Twitter le 25 avril.
Les nouveaux outils de régulation dans l’Union européenne sont d’ailleurs capables de tordre le bras à Twitter et Elon Musk à ce niveau. Le Digital Services Act (DSA) a justement pour objectif de mettre au pas les géants du net, avec des sanctions qui peuvent aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial en cas de manquements graves répétés. Le Digital Market Act (DMA) va aussi avoir un rôle à jouer : celui de dissuader Twitter d’avoir des pratiques anticoncurrentielles.
Le DSA entend se montrer intraitable contre les réseaux sociaux trop laxistes en matière de modération et de régulation des contenus illégaux. L’Europe, au contraire, demande plus de modérateurs, notamment des modérateurs capables de s’exprimer dans toutes les langues de l’Union européenne, afin de comprendre et de traiter correctement les signalements.
L’Union européenne a déjà montré sa capacité à infliger des amendes significatives, parfois considérables, aux géants du net, sur tout un tas de thèmes. Apple, Google, Microsoft, Amazon et Facebook peuvent en témoigner : ils ont tous fait face à des sanctions qui ont atteint des centaines, voire des milliards d’euros. Twitter n’a aucun moyen d’y échapper, qu’importe l’idéal intellectuel d’Elon Musk.
Dès lors, se pose une question, dont la réponse pourrait n’être connue que dans quelques temps : est-ce que le nouveau propriétaire échouera à réaliser la seule chose pour laquelle il semble vouloir vraiment acquérir Twitter ? C’est ce que certains oracles lui prédisent déjà. Un monde de souffrance, avançait Yishan Wong. Et si Elon Musk s’entête au point de provoquer le blocage de Twitter dans certains pays du monde, quel échec alors pour tout le monde, et pour la liberté d’expression.
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