C’est une éventualité qui a émergé très peu de temps après la nouvelle de la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk : et si désormais la Chine disposait d’un puissant levier de pression pour obliger l’entrepreneur américain à censurer le réseau social ou, tout du moins, à se montrer moins regardant sur la propagande chinoise ?
Une hypothèse impossible ? Certes, Elon Musk se dépeint en absolutiste de la liberté d’expression et semble décidé à réduire au minimum les règles de modération (ce qui pourrait au passage lui causer quelques soucis dans le reste du monde), mais Elon Musk est aussi et surtout le patron du constructeur automobile Tesla. Et la Chine est devenue un marché clé pour la marque.
C’est ce que montrent les chiffres remontés par Global Times, un média qui suit la ligne éditoriale du Parti communiste chinois : « Tesla a généré 4,65 milliards de dollars en Chine au 1er trimestre 2022, soit une augmentation de 52,8 % en glissement annuel. La Chine est désormais le deuxième marché le plus important de Tesla, représentant 24,8 % des revenus de l’entreprise. »
Pression pour censurer Twitter hors de Chine ?
D’aucuns pourraient dire que la perspective d’une censure de Twitter en faisant pression sur les affaires de Tesla en Chine n’aurait pas grand sens : Twitter est déjà censuré là-bas. On ne peut pas le neutraliser plus qu’il ne l’est déjà, à part en traquant des internautes qui utiliseraient des VPN pour tenter de passer entre les interstices du Grand Firewall.
Mais c’est ignorer que Beijing voit peut-être la censure comme un continuum et que sa puissance économique lui permet désormais d’envisager aussi la censure hors de ses frontières. C’est la réflexion de quelques journalistes spécialisés sur la Chine, comme Mike Forsythe du New York Times et de Melissa Chan, de Vice et du Washington Post.
« Après 2009, lorsque la Chine a interdit Twitter, le gouvernement chinois n’avait pratiquement aucun moyen de pression sur la plateforme. Cela vient peut-être de changer », écrit Mike Forsythe, en faisant remarquer que le marché chinois est en plus très important pour Tesla dans la fourniture des batteries équipant les voitures de la marque.
Plus directe, Melissa Chan se demande ce qu’il va se passer « si Beijing fait pression sur lui au sujet, par exemple, d’un compte d’activiste ouïghour ou hongkongais ? Ou sur les robots de désinformation chinois qui exploitent cette plateforme ? ». Et que la liberté d’expression dans laquelle se drape l’entrepreneur risque d’avoir des effets très réels sur son business en Chine.
« Si Elon Musk pense que, parce qu’il est l’homme le plus riche du monde, il peut dire à la Chine d’aller se faire voir si Beijing commence à s’en prendre à lui à propos de Twitter, il découvrira avec quelle efficacité l’État chinois peut engloutir l’usine Tesla de Shanghai, en emportant avec lui autant de propriété intellectuelle qu’il peut », prévient-elle.
Cette éventualité est partagée également par Antoine Bondaz, spécialiste de la Chine et chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique : « Le régime chinois va adorer le rachat de Twitter par Musk… Il a désormais un réel moyen de pression sur le réseau social », observe-t-il, en pointant justement les enjeux financiers du marché chinois pour Tesla.
La Chine est déjà accusée de se servir de son influence
Avec l’essor de sa puissance économique, la Chine est de plus en plus suspectée et accusée d’exporter sa censure à l’étranger. Human Rights Watch s’inquiète de l’exportation de la censure chinoise, titrait Le Monde en 2020. Dans le rapport de l’ONG, l’ingérence de Beijing est pointée du doigt pour faire taire les critiques dans les entreprises, les universités et les gouvernements.
Un an plus tôt, le studio Blizzard avait été accusé de céder à l’influence chinoise, pour préserver ses intérêts commerciaux dans le monde, en disqualifiant et en sanctionnant un joueur professionnel de Hearthstone qui avait affiché son soutien à Hong Kong. À l’époque, d’importantes manifestations y prenaient place pour rejeter les efforts de Beijing pour en prendre le contrôle.
À l’époque, le studio américain avait assuré avoir pris cette décision sans pression extérieure (Blizzard doit toutefois se soumettre localement aux règles chinoises pour ses jeux : par exemple, il ne peut pas représenter de squelettes dans World of Warcraft) et ne censurer personne sur Hong Kong, expliquant que le cas du joueur pro était qu’il avait enfreint les règles d’un tournoi.
Cela n’avait pas calmé le jeu. L’incident s’était transformé en une affaire politique, aux USA comme à l’étranger, obligeant le studio à annuler un évènement, lui causant la perte de certains sponsors et causant des divisions en interne. Les joueurs aussi ont donné de la voix en Occident, estimant que le studio faisait passer ses intérêts avant ses principes.
Il ne fait aucun doute que Beijing a vu le rachat de Twitter par Elon Musk et sait bien les intérêts de ce dernier dans l’Empire du Milieu. Et nul doute que les perspectives envisagées par Antoine Bondaz, Melissa Chan et Mike Forsythe ont aussi traversé l’esprit des dirigeants du Parti communiste chinois. Mais qu’ils activent ce moyen de pression sur le réseau social est une autre histoire.
À ce sujet, Jeff Bezos est plus prudent. Le milliardaire et fondateur d’Amazon (une société qui a elle aussi été confrontée à la censure chinoise) n’est pas sûr que c’est ce scénario qui se jouera : il estime sur Twitter que Beijing compliquera la vie de Tesla en Chine, au lieu de faire pression sur Twitter, même s’il faudra juger sur pièces les décisions d’Elon Musk sur le réseau social.
Le nouveau propriétaire de Twitter arrivera-t-il donc à s’extirper de ce péril, malgré des intérêts divergents qui pourraient le placer en mauvaise posture ? Jeff Bezos, à ce sujet, n’a pas tari d’éloges à l’égard de son rival : « Elon Musk est extrêmement doué pour naviguer dans ce genre de complexité ». Mais cela conforte l’idée que le milliardaire va en baver.
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