Le temps du « doux commerce » cher à Montesquieu est révolu. Lorsque des chercheurs du FMI évoquent « une fragmentation géoéconomique » grandissante, ils soulignent à quel point le commerce international n’est pas simplement le fruit de transactions coordonnées par le marché, mais un sujet hautement politique, comme nous l’avons montré dans un ouvrage récent.
Et le quadruplement des droits de douane américains sur l’importation de véhicules électriques chinois, annoncé par le président Biden, leur donne une nouvelle fois raison. Dès cette année, ce bien est frappé par une taxe à la frontière, qui passe donc des 25 % actuels à 100 %. Pour le consommateur américain, cette explosion du prix d’achat ne peut qu’avoir un effet prohibitif.
Afin de cerner la logique politique et économique derrière cette mesure, il convient de se pencher sur le secteur du véhicule électrique chinois. Ce dernier a effectivement connu un coup d’accélérateur impressionnant. Entre 2020 et 2023 la production annuelle est passée de 1,1 million d’unités à 6,7 millions. La tendance à la hausse est tellement forte que les usines chinoises sortent désormais en un seul mois quasiment autant de véhicules que pendant toute l’année 2019.
Les consommateurs américains s’en fichent
C’est dans ce contexte que non seulement l’administration américaine, mais également des économistes mettent en garde contre le risque de voir le marché américain inondé de véhicules électriques chinois – avec de sombres conséquences pour l’emploi et les capacités industrielles sur le sol des États-Unis. Cette conclusion semble toutefois hâtive puisqu’elle postule qu’une part significative de cette production atterrit aux États-Unis.
En réalité, les consommateurs américains s’intéressent peu aux voitures électriques fabriquées en Chine. Selon les données douanières de cette dernière, avec une part de seulement 0,97 %, les États-Unis ne faisaient pas partie des vingt meilleurs marchés d’exportation de la Chine pour ce type de véhicule en 2023. D’après les dernières données disponibles, couvrant les quatre premiers mois de 2024, les États-Unis ne font même plus partie du top 30, leur part tombant à… 0,32 %. Même en faisant l’hypothèse qu’une partie des véhicules électriques chinois arrivent sur le marché américain en transitant par les autres pays de l’accord de libre-échange nord-américain, soit le Canada ou le Mexique, le constat ne change pas. En 2023, ces trois pays ne représentaient que 6,5 % des exportations de véhicules électriques chinois ; en 2024 ce taux chute à 4,6 %.
De fait, l’immense majorité de la production chinoise est écoulée sur place. En 2023, près de 60 % des immatriculations mondiales de nouvelles voitures électriques ont eu lieu en Chine, contre 25 % en Europe et seulement 10 % aux États-Unis. Au vu de ces faits, il semble légitime de se demander si les annonces de Biden n’ont pas avant tout une visée électorale, dépourvue d’effets significatifs sur le plan industriel ?
Les USA tiennent à conserver leur supériorité technologique
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Ramener les annonces de Biden à une simple mesure électoraliste reviendrait toutefois à méconnaître la place unique des États-Unis dans l’économie mondiale. En effet, un ingrédient clé de la supervision américaine, qui caractérise le fonctionnement de la mondialisation depuis ses débuts dans les années 1970, est l’anticipation des tendances lourdes de la politique internationale. Du point de vue de la « grande stratégie », il convient d’inscrire le projet d’augmentation des droits de douane sur les véhicules électriques dans la course à la suprématie technologique.
En la matière, la supériorité américaine était incontestée jusqu’aux années 2000. Depuis, la situation a drastiquement changé. Signe de la frilosité américaine accompagnant cette évolution, tout au long des années 2010 une commission bipartisane enquête sur le « vol de la propriété intellectuelle américaine », dont la cible à peine voilée est la Chine.
Si la violation de la propriété intellectuelle de firmes américaines par leurs concurrentes chinoises est avérée dans certains cas, cette commission, et les décideurs politiques qui se fondent sur son travail font néanmoins l’impasse sur un élément crucial. On ne devient pas leader technologique mondial en copiant les autres. Or, dans une série de domaines, la Chine s’est précisément hissée à la première place. Cet exploit fait suite à la mise en place d’un vaste programme de planification technologique à partir de 2006. Jusqu’alors, les autorités chinoises espéraient que les multinationales étrangères actives sur leur territoire partageraient les technologies avec les firmes locales. Constatant qu’il n’en était rien, elles misent pleinement sur le développement d’« innovations indigènes ». Un rattrapage technologique extrêmement rapide s’ensuivit.
Une bascule dans l’industrie mondiale ?
Typiquement, dans le secteur du numérique, la Chine tacle très sérieusement les États-Unis. Pour s’en rendre compte, on peut, entre autres, observer la courbe des dépôts de familles de brevets. Malgré un retard considérable au début des années 2000, la Chine a dépassé les États-Unis en 2017 et maintient depuis sa première place mondiale.
Les innovations dans ce secteur sont d’autant plus cruciales qu’elles irriguent l’ensemble des secteurs productifs. En effet, en économie des innovations, il est courant de raisonner en termes de paradigmes techno-économiques. Une technologie paradigmatique a la particularité de dynamiser toute l’économie pendant plusieurs décennies. De plus, dans l’optique des paradigmes, l’innovation est reconnue comme un processus cumulatif : les précurseurs ont de bonnes chances de le rester durablement, tandis que les retardataires sont constamment sous la menace d’une spirale descendante les enfermant dans une position technologiquement subordonnée.
Autrement dit, une fois un paradigme techno-économique en place, la hiérarchie mondiale des capacités technologiques reste relativement figée. De ce point de vue, la Chine a bénéficié d’une contingence historique rare, puisque sa montée en puissance depuis les années 1980 coïncide avec le passage d’un paradigme à un autre – et, contrairement à de nombreux pays en développement, elle a su saisir cette chance.
La Chine cravache pour rattraper son retard technologique
Aux États-Unis, la vitesse du rattrapage technologique chinois est un sujet de préoccupation majeure depuis près de 20 ans. Au fur et à mesure que les signes d’un dépassement par la Chine se multiplient ces dernières années dans un nombre croissant de secteurs, cette crainte se renforce substantiellement. L’intensification des sanctions technologiques, contre Huawei et d’autres firmes chinoises (fournissant entre autres les semi-conducteurs des véhicules électriques), ainsi que les tentatives de réindustrialisation l’illustrent.
Et c’est également dans cette optique de réindustrialisation américaine qu’il est possible d’interpréter la hausse spectaculaire des droits de douane américains sur les véhicules électriques et d’autres biens chinois comme le recours à la protection des industries naissantes : pour qu’une production solide de véhicules électriques puisse prendre racine aux États-Unis, il faut mettre les jeunes pousses fragiles à l’abri des géants mondiaux du secteur.
Le bras de fer technologique entre la Chine et les États-Unis revêt une importance considérable. Car, étant donné que le leadership dans les chaînes globales de valeur dépend du contrôle exclusif des technologies de pointe, les multinationales américaines risquent de perdre une source majeure de leur rentabilité.
L’enjeu est donc de taille, pour les États-Unis et la Chine, et rien n’indique que les tensions décroîtront. Ni dans les véhicules électriques ni dans d’autres secteurs de pointe. La mondialisation avec ses règles et institutions se fait de plus en plus dévorer par sa progéniture, la Chine capitaliste ainsi qu’un État américain prêt à défendre sa supervision. Et ce même au risque d’une politisation toujours croissante du commerce international, qui affaiblit inévitablement les règles et institutions libérales encadrant le marché mondial.
L’Europe se retrouve sur le bas-côté
L’Europe, pour sa part, assiste impuissante au spectacle. Dans la course générale aux technologies, elle ne fait pas le poids par rapport aux deux grandes puissances. Dans les affaires économiques mondiales plus généralement, elle se singularise par une incapacité de développer une stratégie autonome face aux contraintes toujours plus fortes que lui impose la rivalité sino-américaine. Le véhicule électrique en fournit d’ailleurs une belle illustration.
Récemment, le public a appris que Stellantis « fait le pari d’aider les constructeurs chinois à entrer sur le marché européen ». Vous vous êtes peut-être demandé vers quels pays la Chine exporte ses voitures électriques, qui, manifestement, ne trouvent que peu de preneurs aux États-Unis. La réponse est simple : l’Europe, qui absorbe déjà à l’heure actuelle la moitié de ces exportations chinoises.
Benjamin Bürbaumer, Maître de conférences, Sciences Po Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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