Il y a deux ans, nous retrouvions une vieille tribune de Paul Krugman, Prix Nobel d’économie 2008, qui expliquait que la numérisation galopante allait rendre bancale les vieilles recettes de la propriété intellectuelle. Citant les difficultés de l’industrie musicale, il considérait que l’argent généré à travers la musique ne pouvait plus l’être par la vente de disques, mais grâce à la vente de produits dérivés et de services.
« Octet après octet, tout ce qui peut-être numérisé sera numérisé, rendant la propriété intellectuelle toujours plus facile à copier et toujours plus difficile à vendre plus cher qu’un prix nominal. Et nous devrons trouver les modèles économiques et les modèles d’affaires qui prennent cette réalité en compte » écrivait-il alors, soulignant que les difficultés de l’industrie du disque allaient rapidement toucher les autres secteurs du divertissement (cinéma, littérature, jeu vidéo…).
Ce n’est pas la première fois qu’un économiste manifeste une certaine hostilité à l’égard de la lutte contre le piratage. L’année dernière, c’est le lauréat du prix en 2001 qui a marqué sa désapprobation. Joseph Stiglitz appelait en septembre 2009 à une profonde remise en cause de la propriété intellectuelle associée à la fin de la lutte contre le piratage. Souhaitant une réforme des modèles économiques, il expliquait dans Libération que « la restriction à l’utilisation du savoir, soit le système de la propriété intellectuelle, est inefficace. Essayer de maintenir coûte que coûte le système existant est une trop lourde charge financière alors que les bénéfices se réduisent ». Et pour cause, « quand des produits deviennent trop chers, les consommateurs contournent le système pour acheter moins cher. Sauf que, ici, le coût est égal à zéro« .
Rebelote le mois suivant, lorsque la première femme récipiendaire du Prix Nobel d’économie, Elinor Ostrom, donna à son tour son point de vue sur le sujet. Dans des propos plus mesurés (elle n’appelle pas à la fin de la propriété, mais évoque plutôt une gestion collective au bénéfice du plus grand nombre) elle relevait la privatisation rampante « des informations qui étaient autrefois librement accessibles« .
« La fermeture est causée par les conflits et les contradictions entre les droits de propriété intellectuelle et les capacités étendues des nouvelles technologies« , écrivait-elle dans une publication juridique, considérant que « les gouvernements, les forces du marché, les éditeurs, et les bibliothèques universitaires traditionnelles peuvent avoir une influence, mais ne peuvent pas arrêter le mouvement international de l’information distribuée (…) Les caractéristiques physiques et virtuelles de l’information numérique distribuée ont créé un type d’artefact d’information totalement nouveau« .
Ces trois économistes, Prix Nobel d’économie -il faut le rappeler -, ne sont définitivement pas des cas isolés. Selon Torrentfreak, deux professeurs d’économie espagnols ont tenu un discours sensiblement équivalent, en appelant le gouvernement de Zapatero à mettre fin à l’absurde lutte contre le piratage. Ces derniers estiment qu’une révision plus sévère de la législation risque de ne profiter qu’aux entreprises et grands groupes de médias, ainsi qu’aux artistes de premier plan, au détriment des artistes naissants et des citoyens espagnols.
À l’heure actuelle, l’Espagne est l’un des pays les plus « laxistes » en matière de lutte contre le téléchargement illégal, au point que des ayants droit locaux ont menacé de poursuivre le gouvernement pour négligence. Ces dernières années, de nombreuses décisions de justice sont allés dans le sens des internautes : citons ainsi le jugement d’un magistrat espagnol légalisant le partage via P2P, l’opposition des opérateurs et de certaines personnalités politiques espagnoles et européennes au principe de la riposte graduée. Sans parler du projet gouvernemental de faire de l’accès à Internet en haut-débit un droit.
Cette fois, ce sont donc les professeurs Pablo Vázquez et Michele Boldrin qui ont mis en garde le gouvernement de tout aventurisme législatif : selon eux, une nouvelle loi pourrait avoir un effet contraire à celui recherché. « Internet a changé les règles du jeu et il y a des dispositifs qui permettraient une réduction substantielle des droits de propriété » a expliqué Pablo Vázquez à El Pais. Le gouvernement devrait suivre le chemin inverse et promouvoir un droit de propriété moins oppressant et verrouillé.
Cependant, le gouvernement de Zapatero a récemment proposé un projet de loi qui permettrait de couper l’accès aux sites BitTorrent sans la moindre ordonnance judiciaire. Ce nouvel arsenal doit également offrir de nouveaux outils pour protéger les ayants droit contre le piratage sur Internet. Notons que l’Espagne négocie, comme membre de l’Union européenne, aux discussions secrètes de l’ACTA.
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